Nous revenons donc aux souvenirs de Maxime Lisbonne, laissés dans ce dernier article… Comme toujours, les dates sont celles de la publication dans L’Ami du peuple.

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À mon arrivée à Asnières, j’en causais avec Bergeret [sur Bergeret, voir, donc, l’article précédent]. Il me confia qu’un espion était venu l’avertir que le général Galliffet, à la tête de chasseurs d’Afrique et de chasseurs à pied, marchait sur nous.
Il ne croyait pas la garde nationale en état de soutenir cette attaque.
Il est vrai que les gardes nationaux depuis la veille étaient debout, et il était près de quatre heures de l’après-midi quand on fut prévenu de la marche de Galliffet, mais il y avait des bataillons dévoués qui n’avaient pas bronché; et à l’abri des barricades, on aurait tenu tête à l’armée versaillaise et conservé nos positions jusqu’à Bois-Colombes.

On rentra dans Paris; quelques troupes furent laissées au pont de Courbevoie.

Puis nous n’étions plus à l’époque où hommes, femmes, vieillards et enfants armés de fusils, de piques, de faux, allaient chercher à Versailles le boulanger, la boulangère et le petit mitron. C’était du plomb que nous allions chercher. Nous avions contre nous une armée faible, il est vrai, mais composée de l’élément mercenaire, de ces hommes qui ne reculent devant rien, et commandés par des chefs dont on connaissait les anciennes prouesses.

8 janvier 1885

Bergeret était courageux, il a payé de sa personne, et s’il n’a pas été tué, il s’est aventuré plus que ne devait le faire un général en chef.
Mais il a eu le tort d’accepter un commandement au-dessus de ses forces.
Doit-il supporter seul la responsabilité de la défaite du 2 avril?
Non!
Elle appartient aussi aux membres de la Commune qui ont ordonné ou approuvé cette sortie. [Malheureusement, mais peut-être Maxime Lisbonne ne le savait-il pas, la décision n’a pas été prise par la Commune, mais bien par quelques chefs militaires — même si Duval et Flourens étaient aussi des membres de la Commune.] Si parmi eux il ne se trouvait pas d’hommes assez compétents pour juger et s’assurer que l’on avait pris les précautions les plus simples au point de vue militaire et qui sont la principale base d’une armée qui va combattre, ils pouvaient s’adjoindre des hommes spéciaux (il n’en manquait pas dans Paris) qui, sans se compromettre, leur auraient donné des conseils qu’ils auraient changés en ordre impératif aux généraux qui commandaient cette sortie.

On a laissé aux mains de trois citoyens généreux, braves, inexpérimentés, la vie de 200,000 hommes, seul Flourens pouvait arriver à un bon résultat. Il a été assassiné à Rueil par le capitaine de gendarmerie Desmarest. [Il s’agit de Jean Marc Noël Demaret, qui a été décoré de la légion d’honneur dès le 12 avril pour ce haut fait. Merci à Maxime Jourdan de m’avoir indiqué l’orthographe exacte du nom de ce « soudard ».]

Je sais bien qu’on me répondra, nous comptions sur l’enthousiasme de la garde nationale. Mais on avait laissé se refroidir cet enthousiasme depuis le 18 mars. Quinze jours s’étaient passés et le feu sacré commençait à s’éteindre chez un grand nombre.

Puis nous n’étions plus à l’époque où hommes et femmes, vieillards et enfants, armés de piques et de faulx, allaient chercher à Versailles le Boulanger, la Boulangère et le petit Mitron [5 octobre 1789]. C’était du plomb que nous allions chercher.

Nous n’avions contre nous qu’une armée faible il est vrai, mais composée de l’élément mercenaire, de ces hommes qui ne reculent devant rien, et commandés par des chefs dont on connaissait les anciennes prouesses.

L’amour de la République, le patriotisme, surexcités par les huit mois de siège [de septembre à janvier, je compte cinq mois] que nous avions eu à supporter, étaient en réalité trois forces qui pouvaient électriser des masses. Mais une armée comme la nôtre, mal commandée, infectée déjà au 2 avril d’espions qui ont été les premiers à crier: Sauve qui peut! au Mont-Valérien, ne pouvait opposer une résistance sérieuse qu’à une condition: c’était d’avoir été triée, de laisser dans Paris les bataillons soupçonnés de réaction, et l’effectif fût-il réduit à 50,000 volontaires, ils eussent suffi pour arriver à Versailles.

Ces 50,000 volontaires, bien déterminés, soumis à une discipline sévère, eussent été vainqueurs, et ce jour-là la Révolution eût été sauvée (1).

(1) Dès le 19 mars, à la séance du soir (du comité central, présidée par le citoyen Lacord), Moreau et moi avions déposé un projet de garanties des corps francs. Sur un discours du citoyen Viard, la proposition fut repoussée. Viard prétendait que nous voulions rétablir une armée prétorienne.

(À suivre)

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La gravure de couverture, visiblement issue d’un journal anglais, vient du musée Carnavalet et représente la mort de Gustave Flourens. Encore une œuvre d’imagination, cette fois nettement partisane: Flourens n’a pas tiré sur Demaret! Elle annonce le prochain article, consacré à un livre…