Suite de l’épisode précédent. Maxime Lisbonne parle à Rossel, le délégué à la guerre. La question est toujours: que faire des fuyards?
Les dates sont celles de la publication dans L’Ami du Peuple. Tout ce qui est en bleu m’est dû.
On a supporté cet état de choses, qui a été une des causes de la défection de la guerre nationale.
Dans les corps francs, on obéissait. Or, en révolution, si ceux qui sont appelés à commander au feu n’ont pas l’autorité nécessaire, il ne faut jamais croire au succès.
8 février 1885
Mais aujourd’hui, il est trop tard. Ne craignez-vous pas d’être blâmé même par la Commune, et l’exécution de ces 150 fédérés ne provoquera-t-elle pas une effervescence dans Paris, parmi les femmes, les vieillards et les enfants? Ne craignez-vous pas aussi que le réaction profite de cette effervescence pour susciter dans Paris une guerre intestine?
Le général réfléchit, et changea d’avis. Il m’ordonna de lui amener les fuyards. Il les tança d’importance, leur reprocha énergiquement leur lâcheté.
Mon intention était de vous faire payer de la vie l’acte de trahison que vous avez commis. Sur les instances de votre général et de ses officiers, je vous fais grâce, mais vous allez être immédiatement dégradés. Vous serez dépouillés de vos insignes que vous êtes indignes de porter, vos uniformes seront lacérés. Munis d’une grande pancarte sur laquelle sera inscrit:
LÂCHES QUI ONT ABANDONNÉ LE FORT D’ISSY
Vous rentrerez dans Paris, escortés d’un bataillon de corps francs.
Ce fut mon turco qui fut chargé de cette dégradation. Rossel y assistait froidement.
Le commandant et les officiers de ces fuyards furent dégradés les premiers. À l’aide d’une paire de ciseaux les capotes étaient déchirées de façon à laisser voir la doublure.
Les galons et les ornements des képis furent arrachés.
Ces malheureux sentaient d’ailleurs l’énormité de leur faute; ils supplièrent le délégué de les envoyer se faire tuer, préférant mille fois la mort à la honte de rentrer ainsi dans Paris.
Rossel se laissa fléchir, il les renvoya au fort d’Issy.
Plusieurs trouvèrent la mort en route. Que sont devenus les autres? Sont-ils tombés en combattant? Ont-ils réussi à échapper au massacre versaillais? En tout cas ils doivent se souvenir de cet épisode et convenir avec moi que si le fait qu’ils avaient commis s’était renouvelé souvent pendant la lutte, les chefs chargés de réprimer ces sortes de crimes et qui ne l’auraient pas fait, eussent pu être considérés comme complices.
On pourrait aussi accuser ces chefs de leur faiblesse et les rendre responsables en partie de notre défaite.
Le général Rossel inspecta ensuite les gardes nationaux et les corps francs. Nous montâmes à cheval pour l’accompagner. Cette revue terminée et au moment de son départ, le général La Cécilia fut jeté au bas de son cheval et contusionné au genou.
Il fut transporté à l’École militaire. Le délégué à la guerre m’investit du commandement en chef.
Vers minuit, Grandier [Ici j’ai corrigé une erreur dans le journal, il s’agit bien d’Albert Grandier, le journaliste, reporter au Rappel, qui est officier d’état-major de La Cécilia (comme le raconte Edgar Monteil, qui lui aussi avait ces deux casquettes).], officier d’état-major, m’apporta une dépêche pour me rendre au ministère de la guerre et transmettre mon commandement au commandant polonais attaché auprès du général Wroblewski à Gentilly.
Ce commandant arrivait presque en même temps que Grandier.
Au ministère, je trouvai Eudes, dans la première pièce, assis près de la cheminée. J’attendis, dans le bureau du colonel Seguin, chef d’état-major de Rossel.
Le délégué, accompagné du colonel Henry de l’École militaire, sortait d’un conseil de guerre qui avait été tenu par la Commission exécutive. Sans autres explications, il me dit:
Citoyen, vous êtes libre. Retournez à votre commandement.
Je n’ai su que plus tard pourquoi j’avais été demandé, ou tout au moins j’appris deux versions.
La première, c’est que Rossel avait l’intention d’attaquer le lendemain l’armée versaillaise sur toute la ligne; qu’il se tiendrait au centre de l’action, c’est-à-dire à Issy, et qu’il me confierait sous ses ordres le commandement de la colonne d’attaque.
Wroblewski avec l’aile gauche, soutenue par la cavalerie, exécuterait une reconnaissance sur Bagneux.
Il serait appuyé par le général La Cécilia qui, avec de l’infanterie, partirait de Vanves, marchant sur le côté gauche de Meudon, c’est-à-dire sur Châtillon.
12 février 1885
Dombrowski commanderait l’aile droite essayant de reprendre Asnières et d’étendre sa ligne de bataille sur la Seine, en gagnant Rueil et Bougival.
Le général Eudes partirait de la porte de la Muette, avec la mission de protéger le général Dombrowski, et d’obliquer sur sa droite pour occuper au fur et à mesure les positions qu’il abandonnerait.
Le délégué à la Guerre ne quitterait le fort d’Issy que quand le mouvement projeté serait commencé, et se dirigerait, en passant directement par Meudon, sur Versailles avec son corps d’armée, tout en protégeant Eudes et Dombrowski, serait lui-même protégé par le général La Cécilia qui opèrerait sur la gauche.
La mission du général de cavalerie Wrobleski était de pousser le plus loin possible sa reconnaissance, afin d’amener sur lui une certaine force qui aurait été certainement battue, attendu qu’elle se [serait] trouvée prise entre deux feux.
Le corps versaillais qui aurait opéré ce mouvement, n’aurait pu même battre en retraite, le général la lui coupant sans se déranger.
Ce plan admirablement combiné pouvait-il réussir?
Avec des corps francs. — Oui.
Avec de la garde nationale telle qu’elle était au 1er mai. — Non.
La deuxième version, c’était que Rossel avait l’intention de mettre en état d’arrestation certains membres de la Commune et du Comité central et les chefs de légion.
Rossel se plaignait des entraves que lui suscitait la Commune ainsi que quelques membres du Comité central, et de la mauvaise volonté doublée d’incapacité des chefs de légions.
(À suivre)
*
Un portrait de Rossel… par Appert (voir notre série sur les photographies de communards) sans doute fait en prison, ici venu du musée Carnavalet.
Livres cités
Monteil (Edgar), Souvenirs de la Commune, Charavay frères (1883).