Suite de l’article précédent. Ce qui est en bleu m’est dû.

Vers trois heures, le mercredi 24 mai, j’envoyai l’ordre à mes troupes de battre en retraite sur le Panthéon. [Ici je fabrique une « troisième version » en réunissant les informations contenues dans le manuscrit et le feuilleton de L’Ami du Peuple.]

Depuis le matin j’avais reçu deux ordres: le premier de faire sauter le Panthéon, le second de battre en retraite sur le 11e. Je m’opposai à l’exécution du premier ordre, quand au second je ne voulais l’exécuter qu’au dernier moment, c’est-à-dire quand je n’aurais plus vu possibilité de tenir, ne voulant abandonner le quartier qu’à la dernière extrémité. Je fis contresigner la défense d’exécuter le premier ordre par les citoyens Régère, Longuet et Vallès, quant au deuxième je me réservai de l’exécuter en temps et lieu.

[Ici j’inclus ce que raconte Jules Vallès (en vert)]

Lisbonne arrive désespéré.
— Toutes nos positions sont prises. Le découragement s’en mêle… il faut se décider à une manœuvre, s’arrêter à un parti.
— Que faire ?
— Chercher ! chercher ensemble, Régère, Sémerie, toi, moi, Longuet…

Longuet est avec nous, en effet; il est revenu, lui aussi, au pays latin.
Nous sommes montés dans le cabinet du maire, poussant le verrou pour qu’on n’entendît pas nos paroles d’angoisse, notre consultation in extremis.
Oh ! je viens d’être frappé en plein cœur, j’ai ressenti le mal qui envahit soudain les veines des déshonorés !

Le chef de légion jugeant, comme Lisbonne, la défense vaine, le docteur Sémerie, chef des ambulances, étant de l’avis du chef de légion, le maire s’est levé :
— Nous allons signer l’ordre de mettre bas les armes !

[…]

— Nous rendre ! Longuet, ferez-vous cela ! Et vous autres ?
— Moi, je le ferai, a dit froidement le chef de légion.
Le médecin s’est indigné.
— Vous voulez donc que le quartier soit jonché de cadavres et inondé de sang ? vous prenez cela sur vous!…
— Oui, je prends sur moi de ne pas signer un ordre auquel, d’ailleurs, les fédérés n’obéiraient point… Je ne veux pas que mon nom soit honni dans le camp des révoltés ! Je ne le veux pas ! Ma présence ici déjà me rend votre complice, et, si vous capitulez, il faudra que vous me tuiez ou que je me tue !
— Nous nous sommes mal compris ! a dit Régère, effrayé de mon émotion, et qui a bien des torts, mais qui n’est pas un lâche.
Sémerie a paru apaisé aussi.
Mais j’ai peur d’eux.
— Longuet, courons retrouver les nôtres ! Où est la Commune ?
— À la mairie du XIe. C’est là qu’est Delescluze; c’est là d’où ne part rien, si vous voulez, mais où tout aboutit. C’est là qu’il faut aller !
— Allons !

Une détonation formidable a retenti, faisant éclater les vitres.
Ce doit être le Luxembourg !
Mais le Luxembourg est debout. Ce n’est que la poudrière qui a sauté… Totole voulait son explosion, il se l’est payée.
Je le vois revenir en se frottant les mains.
— Que voulez-vous ! Je ne serais pas mort content. Mais ça n’a servi à rien, il n’y avait pas encore de lignards. Coup raté !

[Retour au texte de Maxime Lisbonne.]

Déjà le XIVe arrondissement était pris et des chasseurs à pied avaient gagné l’école polytechnique et marchaient sur le Panthéon. Je réussis à les arrêter et livrai un combat qui permit aux fédérés et aux gardes nationaux de se rallier au centre que j’avais indiqué comme lieu de concentration. Ce n’est pas sans difficulté qu’ils réussirent. Nous étions cernés par le 6e arrondissement qui était aux mains des versaillais. Non seulement la division opérait par le 6e et la chaussée du Maine, mais elle essayait d’arriver au Luxembourg par la rue Vavin qui y conduit en droite ligne. Je n’essaierai pas à décrire les combats terribles qui ont eu lieu aux barricades de la rue d’Enfer, chaussée du Maine, rue Vavin, etc. Vers midi, la maison du boulanger, au coin de la rue Vavin, était en feu, et les combattants protégés par les flammes arrêtaient la marche des versaillais. À ce moment retentit une terrible détonation qui fit trembler les maisons environnantes, c’était la poudrière du Luxembourg qui sautait. Au coin de la rue Gay-Lussac et de la rue Royer-Collard, la barricade était attaquée presque en face, par une compagnie de chasseurs à pied qui après avoir longé le Luxembourg était parvenue à la surprendre par un passage venant du boulevard Saint-Michel. Je laisse au souvenir des versaillais qui les ont traversés après notre départ le soin d’apprécier ce qu’a été la défense, derrière les barricades des monceaux de cadavres gisaient.

L’armée versaillaise qui a crié bien haut sa victoire au Panthéon, a toujours ignoré qu’elle n’avait devant elle sur vingt points différents que 2000 hommes à peine. C’est qu’elle n’avait pas comme ses adversaires le Droit, la Justice la République pour auxiliaire et que si une division entière d’une armée régulière n’a eu raison de nous qu’au bout de trois jours, c’est à la trahison qu’elle l’a dû.

(À suivre)

Livre cité

Vallès (Jules), L’Insurgé, Œuvres, Pléiade, Gallimard (1989).

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La barricade représentée par Daniel Vierge ne se trouvait pas au Panthéon mais rue de Rivoli. Je l’ai trouvée au Musée Carnavalet.