Voici la suite des souvenirs de Maxime Lisbonne. Le manuscrit envoyé à Humbert est terminé, mais le feuilleton de L’Ami du Peuple continue. Les dates sont celles de la parution dans ce journal. Ce qui est en bleu m’est dû.
Trois jours après mon arrivée à la mairie des Lilas, le 4 juin, le médecin qui m’accompagnait fut arrêté et conduit au fort de Vincennes. Une heure après son arrestation, trois beaux gendarmes, dont un brigadier encore plus beau, me firent transporter sur un matelas, dans une voiture d’ambulance, à l’hospice de Vincennes.
Je fus reçu comme on devait s’y attendre par un comptable officier espèce de brute, qui dit à des infirmiers:
Enlevez-moi cette charogne et foutez-le où vous pourrez.
En effet ma charogne fut enlevée, avec tous les égards qui m’étaient dus, comme blessé c’est-à-dire à l’instar des versaillais avec la brutalité la plus dégoutante. Ma souffrance fut horrible.
Derrière suivait un sergent infirmier qui avait gagné ses galons et sa médaille militaire en clystérisant l’armée, et qui gueulait comme une baleine :
Crie! crie! gueule! tu n’en as plus pour longtemps.
2 avril 1885
Arrivé au troisième étage de cet hospice, je fus déposé dans un lit, comme un chien. Au bout d’un quart d’heure, je commençais à revenir un peu, non pas de l’étonnement de ma réception, mais de mes souffrances. Je demandai à boire; un fédéré blessé, qui aidait les infirmiers de la salle, voulut me donner un peu de tisane. Un caporal, comme on dit au régiment bête comme un cheval, s’y opposa et me fit donner de l’eau pure, en ajoutant:
C’est assez bon pour cette canaille-là!
On les choisit pour être infirmiers.
Je jetai les yeux machinalement autour de moi, lorsque je vis un homme en face de moi assis sur son lit, tenant son bras en criant: Il ne viendra donc pas, ce médecin, pour me le couper! Il n’arrêtait pas de souffrir et de crier. Tout à coup il me reconnaît et se met à me parler ainsi:
— Tiens! voilà mon colonel, voilà Lisbonne! Ah! mon pauvre ami, j’ai écopé (c’était un ancien lieutenant des corps francs sous le siège et la Commune).
Je me payai de toupet et lui répondis:
— Tu te trompes, je ne suis pas Lisbonne, je me nomme Marchand (c’était le nom que j’avais donné aux gendarmes à mon arrivée aux Lilas).
Le malheureux insistait, moi je niais. Enfin, au bout d’un quart d’heure de ce genre de conversation, le médecin arriva et le fit descendre à l’amphithéâtre pour subir l’amputation.
J’essayai de m’endormir. Impossible. Un sergent qui avait écouté ce qui venait de se passer était allé prévenir le commandant de l’hôpital, qui informa du fait le colonel de la place de Vincennes. Aussi eus-je l’honneur de recevoir sa visite au pied de mon lit; il était accompagné de plusieurs officiers.
— Comment vous nommez-vous?
— Marchand.
— Ce n’est pas vrai, canaille! Tu te nommes Lisbonne, crapule!
On reconnaît bien là le langage militaire. Après m’avoir insulté avec toute sa bande, il prit le parti de s’en aller.
Un quart d’heure après, j’étais installé dans une petite chambre avec deux factionnaires à ma porte. Je ne pus m’empêcher de dire à l’infirmier-major:
J’ai connu le colonel Lisbonne; il serait bien content de tels honneurs, lui qui, sous la Commune, se moquait bien de ses amis et collègues qui prenaient tellement au sérieux les règlements militaires que c’en était grotesque.
Une fois il était obligé de s’adresser au colonel Desmaret, à la mairie de Grenelle. Il compta onze factionnaires pour arriver à son bureau. Aussi, quand on a attaqué son quartier, le colonel et les factionnaires avaient disparu.
Un médecin arriva, — un nommé Chabert ou Fabert, — regarda mes blessures, me charcuta comme un charcutier de l’abattoir en me disant:
— Canaille, on ne t’a donc pas fusillé!
Et, me rejetant ma couverture sur la figure, il quitta ma chambre suivi de son état-major de carabins qui partageaient la manière de voir de leur chef en disant:
Il est foutu.
Je passai quinze jours entre la vie et la mort. La gangrène s’était mise à ma blessure, on désespérait complètement. Et, plus d’une fois, le fameux médecin qui me soignait était étonné, lors de ses visites, de me retrouver.
On me traitait comme un chien. J’étais insulté continuellement par tout le personnel des infirmiers, à de rares exceptions.
Je reçus la visite d’un commissaire de police de Vincennes; il venait m’interroger sur mon identité.
Au premier abord, je soutenais toujours que je me nommais Marchand; et comme l’état dans lequel je me trouvais me fatiguait à soutenir cet interrogatoire je lui dis:
— Foutez-moi la paix, je me nomme Maxime Lisbonne, membre du Comité central et colonel. Êtes-vous content?
Il prit la porte et je ne le revis plus.
D’après le médecin, il était inutile de me soigner, tout espoir de guérison étant nul.
(À suivre)
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J’ai eu du mal à illustrer cet article. L’image de couverture est très décalée. L’ambulance est celle établie à la mairie de Neuilly en avril. La gravure est parue dans Le Monde illustré le 15 avril 1871.