Voici, comme je l’ai annoncé, le premier (ou un des premiers) journal (journaux) portant, ce beau titre, Le Drapeau rouge. Il est daté du 2 novembre 1870, et son éditorial, que voici, porte le même titre.

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— Qui vive ? — Républicain.
— Le mot de ralliement ? — La sociale.
Imbécile, salue.

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J’écris cette page, sous la tente, pendant que, là-bas, dans la nuit, les lueurs des coups de fusil dansent comme des feux follets. Demain ce sera mon tour d’aller en grand’garde et qui sait ? si une balle ne viendra pas avec son bourdonnement d’abeille me trouer le cœur ou me piquer au front !
Je n’ai pas peur et je tomberai sans tristesse ni orgueil, en soldat dont c’est la consigne de mourir.
Nous sommes en sentinelles devant la Révolution, et c’est peu de se faire tuer pour Paris quand les Espagnols sont morts pour Saragosse et le Polonais pour Varsovie.

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Il s’agit aujourd’hui de la liberté du monde, non d’une bannière ou d’un drapeau, d’un roi ou d’un dieu.
Ici doit se clore la liste des conquêtes, l’histoire des empereurs et des papes, et c’est pour cela que nous nous battons, nous qui avons appris à épeler dans Voltaire; nous les déshérités qui n’avons droit qu’à la pelletée de patrie de la fosse commune.
Sauver l’Hôtel de Ville, c’est perdre le château Saint-Ange, comme le Kremlin; nous enfoncer le bonnet phrygien sur les oreilles, c’est forcer Pie IX à retirer sa calotte et le czar à cacher son bonnet fourré.
Quelle victoire ! Nous avons la paix pour l’éternité ! Mais prenez garde que le Rhin ne s’arrête, car il roule plus de sang que d’eau.
Tous les conquérants, tous les monarques historiques ou légendaires ont dans son courant lavé leurs éperons: Bellovèse six cents ans avant le Christ et Bonaparte un siècle après la révolution.
Halte-là !

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Nous allons nous acharner sur l’ennemi, déchirer, tuer fantassins et cavaliers, les grenadiers de Fritz et les cuirassiers de Bismarck, passant au galop comme des soldats de ballade dans leurs manteaux blancs.
Souvenez-vous qu’à Paris sont entassés, comme des reliques révolutionnaires, philosophies et pamphlets les livres de Jean-Jacques, les journaux de Desmoulins, et qu’à cette heure nous défendons Diderot contre Luther, Proudhon contre saint Paul.
Pas de pitié !
Que la poudre éclate ! Que la vapeur gronde !
Il faut leur apprendre que si nous sommes du pays de Danton nous sommes aussi de celui de Fulton…
Et vous paysans, insouciants de liberté, bergers roux, bouviers fauves, Bourguignons goguenards, Bretons mystiques, défendez le coteau où vos vignes rissolent, la plaine où vous avez semé, un soir, toute une moisson de grains dorés…
Debout, mes gars !
Vieux Guillaume, la couronne tremble sur ton front de cafard sanglant et de soudard auguste.
C’est bien ! Si le hasard me condamne, les balles trouveront mon cœur content.
Content ???…
Ah ! la honte m’étourdit, la douleur m’étouffe.
Nous périrons tous, sans sauver rien. Oui, et d’est, messieurs, parce que vous tremblez devant cette loque : le drapeau rouge.
Eh bien ! moi, je le lève au vent.

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Il est temps que l’armée funèbre des affamés se montre.
En avant, les va-nu-pieds ! Aux armes ! les sans culotte !
Fêlez le bronze des tocsins, crevez la peau d’âne des tambours. La France se défonce sous le talon de l’ennemi, et sur nos murs, chaque journée qui passe est marquée par une croix de sang.
Si vous l’osez, comptez vos morts, pesez la chair jetée sans calcul à la gueule des canons.
Châtillon, Bagneux et le Bourget doivent être piqués de drapeaux noirs, sur le plan de vos généraux.
Déchirez-moi cette paperasse.
Moltke est plus fort que Trochu à ce jeun, et nous ne pouvons maintenant aux Prussiens la France qu’à force d’héroïsme fou. — Soit !

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Ces prolétaires que vous ne voulez pas laisser vivre vont vous faire voir comment on meurt.
Donnez leur des fusils, un chef; adjugez à Gavroche les baguettes de Barra, et à Flourens le sabre de Marceau.
Nous sommes tous prêts pour le salut de la patrie, à tomber comme Arnould ou à sauter comme Lapie.
À Belleville, le faubourg des rouges, tous les citoyens ont déjà fait leurs croix sur les registres d’enrôlement.
Laissez chauffer l’enthousiasme, monter la colère.
— Non ! — Lâches, vous avez peur du peuple ; peur qu’il ne se souvienne à la fin de toutes ses misères et de toutes vos tyrannies.
Il veut tout oublier — Mais gare !
N’essayez pas de livrer encore une fois la République à la bande d’ambitieux hypocrites et de prétendants qui rodent autour du trône crevé de Bonaparte.
Vous verriez alors se dresser sur les tas de pavés, comme des ombres furieuses, tous les vieux insurgés de Juin, victimes de Bréa, martyrs de la Cornemuse, st peut-être la foule en roulant vous noierait dans une écume de sang…
Gardons notre poudre pour les Prussiens, et venez sans arrière-pensée vous ranger avec nous pour mourir derrière le drapeau rouge.

Gustave Maroteau

Suite de l’histoire du drapeau rouge dans le prochain épisode!