Pendant qu’on agite à tort et à travers des drapeaux de toute sorte, voici notre drapeau rouge dans l’éditorial du Cri du Peuple daté du 9 mars 1871.

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Le Drapeau rouge

Il a flotté depuis quatre mois au sommet de Lyon sur les hauteurs de la Croix-Rousse! flotté comme une menace contre les Allemands qui, de loin, croyaient voir luire la crête d’un volcan.
Aujourd’hui que tout est perdu, le drapeau rouge descend: ils n’amènent pas leur pavillon, ils l’abaissent: quand tout se tait, ils font taire aussi cette bannière qui criait dans le vent, et arborent le pavillon noir!

Pauvre drapeau rouge, grand calomnié!

On en a fait l’étendard des meurtriers, parce qu’il a la couleur du sang! Mais ce sang, c’est celui du peuple, le sang du martyr, et non le sang du bourreau. Il n’a que cela à donner, ce peuple. C’est son or et sa pourpre: il a ouvert ses veines, voilà tout, et il en a inondé sa bannière.

Tous les peuples qui naissent en sont là: ils prennent pour porter au-dessus de leurs bataillons proscrits quelque chose qui se voie de loin, qui ait une lueur d’incendie! Langue de feu, symbole de flamme!

Un symbole, rien qu’un symbole!

Des furieux veulent en faire une cible à laquelle on clouera le prolétariat pour lui cracher au visage ou le fusiller. Nous sommes quelques-uns qui n’avons pas encore la langue pendante et le cou cassé, et nous crions à ceux qu’on voudrait charger de la besogne: — Prenez garde! vous allez commettre un assassinat!

On vous dit que qui n’a pas craché sur ce chiffon et mordu cette loque est digue de vos haines.

Ce chiffon, cette loque! mais la Révolution se soucie bien de ce morceau de coton ou de laine qui s’éguenille dans le brouillard!
Elle salue ce drapeau parce qu’il a, quoiqu’on en dise, un passé glorieux, et qu’enfin, chaque fois que le peuple se leva pour le droit et alla mourir aux barricades, ses héros choisirent ce lambeau rouge pour suaire.
Il faut avoir la mémoire de ces choses et se découvrir devant ces souvenirs! ne pas les laisser insulter par des hommes ou devant des hommes dont les pères ont peut-être été les soldats de ces révoltes, à Transnonain ou à la Guillotière!

Mais il y a aujourd’hui un pavillon neutre, ce pavillon sombre que Lyon vient d’attacher au front de son hôtel de ville. Je demande aux honnêtes gens de se ranger avec nous à l’ombre de ce pavillon là.
Nous n’avons pas fait feu sur le drapeau tricolore, — il est du peuple aussi; car il est fait pour un morceau d’un coin de blouse,— et sous ses plis on s’est battu, plébéiens comme bourgeois, ardents et modérés, tous ensemble, à Champignv, Buzenval et Montretout,— l’on se battrait encore, entendez-vous, et on n’aurait pas regardé à la couleur de la bannière, l’autre jour, si Guillaume avait, comme César, voulu passer le Rubicon.

Nous nous adressons aux hommes de cœur.
Qu’ils ne jettent pas de leur côté la menace à ce drapeau brisé que nous enterrons, comme un soldat qui ne veut pas rendre son arme enterre son fusil!
Et qu’ils ne se fassent pas les complices de ceux qui veulent étrangler la République avec ce bout de laine rouge!

Sur notre honneur, nous vous jurons qu’ils mentent, ceux qui vous disent, en bavant, que nous voulons la haine, le pillage, la mort!

La haine! — Mais nous sommes allés à ceux qui souffrent, parce que nous pleurons de leurs peines et que nous saignons de leur souffrance, nous nous sommes volontairement enfermés dans le cercle noir où gémissent les pauvres!
Le pillage! — Piller qui? piller quoi? Piller les mansardes sans feu, sans meubles, où les prolétaires crèvent la faim ; les prisons où nos vaincus mangent du son, boivent de l’eau; les hospices, où sont nos blessés; les cimetières, où sont nos morts!
Le massacre, — comme si on faisait des trous pour y lécher le sang ! comme si on ne courait pas risque d’être tué, en assassinant! — O imbéciles, scélérats!

Ils nous appellent ambitieux, quelquefois! — Quelle ambition! celle d’être toujours misérable, toujours calomnié, toujours à la veille de partir pour les pontons ou d’être fusille à Vincennes, l’éternelle amertume et l’éternel péril!

Oh! non! si on n’obéissait pas à la voix du devoir, si l’on n’était pas entraîné, malgré soi, dans les chemins où l’on défend de sa vie les revendications qu’on croit justes, non, on ne choisirait pas cette route sans fleurs et sans moisson!
À peine on ose se faire une famine, garder une affection, a voir un foyer ! Il suffît d’un ordre signé d’un soldat, porté par un agent, pour que tous les liens soient coupés, le bonheur brisé, le père et l’enfant séparés!
Voilà la vie qu’ils vivent, ces rouges! Fusillez-les, n’est-ce pas, ils l’ont bien mérité!

Fusillez-les, — c’est, en tous cas, la réaction qui, dans ce Fontenoy lugubre, tirera la première. Fusillez-les, ou bien, comme nous vous en supplions, au nom de la douleur commune, rapprochons-nous, pour que ce drapeau noir, sous lequel la réconciliation se fera, soit seulement un crêpe et non pas un linceul!

Jules Vallès

Dans le prochain article de cette série, la suite du mois de mars nous mènera au 18 mars
et à la Commune.