J’ai un tout petit peu anticipé dans l’article précédent. Le 31 mars, le Journal officiel publie à son tour (après Maroteau en novembre et Vallès début mars) un « Le drapeau rouge » que voici.

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Que les progrès politiques et sociaux sont lents à s’accomplir! Allons-nous voir enfin s’évanouir le spectre rouge de feu Romieu [texte de propagande anti-rouge datant de 1851], ce vain et ridicule épouvantail des hommes paisibles, mais inintelligents de la France entière?
Puisque le drapeau rouge est maintenant arboré sur nos monuments publics, il n’est pas inutile de dire quelques mots de son histoire. La routine et l’ignorance sont si grandes, que c’est une bien grosse affaire que de changer un drapeau, fût-il souillé du sang et de la boue de Waterloo et de Sedan, et La Bruyère l’a dit excellemment:

Vous pouvez aujourd’hui ôter à cette ville ses franchises, ses droits, ses privilèges ; mais demain, ne songez pas même à réformer ses enseignes.

Depuis le règne de Henri Ier jusqu’à celui de Charles VII, le drapeau national fut l’étendard rouge, connu sous le nom d’oriflamme [c’est ce que nous disait Dommanget, voir le premier article de cette série]. De Charles VII à Louis XVI, sous le régime des armées permanentes et de la royauté absolue, le drapeau national fut le drapeau du roi, la bannière blanche fleurdelisée.
En 1789, le 13 juillet, à l’Hôtel-de- Ville, Lafayette proposa l’adoption d’un drapeau formé par l’alliance du blanc, couleur de la royauté, avec le bleu, et le rouge, couleurs du tiers-état parisien.
Le bleu était la couleur des maîtres bourgeois des villes, et le rouge la couleur des travailleurs. Le bonnet phrygien du costume officiel des paysans sous Louis XVI était rouge.
En résumé, le blanc était la couleur du roi et de ses instruments politiques, la noblesse et le clergé, le bleu celle des privilégiés du régime des maîtrises et des jurandes, le rouge celle des travailleurs, c’est-à- dire de l’immense majorité du peuple français.
En 1789, on crut pouvoir concilier toutes les classes de la société, et l’on adopta le drapeau tricolore: ce fut une contradiction avec le principe de l’égalité devant la loi, et une erreur bien pardonnable dans une époque de transition. Mais on n’arrivera jamais à mêler ensemble le mercure, l’eau et l’huile.
En 1848, comme l’a raconté Louis Blanc, le peuple comprenait qu’à de nouvelles institutions il faut de nouveaux emblèmes. Le drapeau rouge fut demandé spontanément et avec une passion où se révélait la profondeur des instincts populaires.
Lamartine, ce poète à l’esprit faux, cet homme à la vanité féminine et monstrueuse, l’amant de Graziella, qui, né riche, gaspilla sa fortune, et, devenu pauvre, vécut sans dignité, et mourut trop tard, accablé sous les aumônes d’Émile Olivier et de Napoléon III, osa proférer en 1848 ce mensonge historique:

Le drapeau rouge n’a jamais fait que le tour du Champ-de-Mars, traîné dans le sang du peuple!

Aujourd’hui, le drapeau rouge flotte dans les airs! L’application du principe de l’égalité de tous les citoyens devant la loi politique avec les conséquences sociales qu’il implique, finira par confondre tous les Français dans une seule classe, celle des travailleurs! Le peuple est devenu majeur, comme aux États-Unis, et il entend se gouverner lui-même. Il veut que la devise Liberté, Égalité, Fraternité! ne soit plus un mensonge inscrit sur le fronton de nos édifices. Une nouvelle ère commence, l’ère des travailleurs, novus ordo sœculorum, comme disent les Américains.
A nouvelle ère, nouveau drapeau! Le drapeau du travail, de la paix et de l’égalité, le drapeau rouge !

X + Y

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Cet article a été repris par plusieurs journaux, mais a aussi fait l’objet de critiques dans la presse, pas tant à cause du drapeau rouge qu’à cause de la citation latine, novus ordo sœeulorum et de son emploi par les Américains. Pour résumer, un article du Rappel daté du 4 avril:

À force d’aimer à donner des leçons, on s’expose à en recevoir.
Les professeurs du Journal des Débats ont donné un mauvais point au rédacteur du Journal officiel qui avait fait de novus ordo sœculorum une devise américaine.

« Américaine ! » s’est écrié, magistralement le Journal des Débat ! on voit bien, jeune élève, que vous n’avez pas fait votre rhétorique sous moi! Apprenez que ce n’est pas de l’américain, mais du latin, et que novus sœculorum nascitur ordoest un hémistiche de Virgile.

À quoi le Journal officiel répond aujourd’hui [dans son numéro du 3 avril] deux choses : l° Que l’hémistiche n’est pas un hémistiche, et le Journal officiel a raison, car le vrai hémistiche de Virgile est novus soeclorum (et non sœculorum) nascitur ordo; — 2° que le Journal des Débats ferait bien de ne pas ignorer que la première devise des États-Unis : Rebellion to tyrants is obedience to God (la rébellion aux tyrans est l’obéissance à Dieu) a été remplacée par novus ordo sœculorum (une ère nouvelle).
De sorte que, pour n’avoir pas résisté à la démangeaison de donner une leçon de latin, les Débats se sont attiré une leçon de latin et une leçon d’histoire.

Le Journal officiel du 5 avril publia aussi une longue lettre d’un autre journaliste, Édouard Portalis sur cette question ! —  pour

le plaisir de donner dans Le Journal officiel de la démocratie parisienne une leçon d’histoire et de blason au Journal des Débats

… Question qui nous a un peu éloignés du drapeau rouge. Auquel nous reviendrons dans le prochain article.

Livre cité

Dommanget (Maurice)Histoire du drapeau rouge: des origines à la guerre de 1939, Librairie de l’Étoile (1966)