Miss de Broen était une demoiselle anglaise. Elle est venue vivre à Paris, et plus précisément à Belleville, dès le mois de juin 1871. Elle venait pour évangéliser les pauvres, tout en leur apportant une aide sociale, charité, mais surtout travail, école, dispensaire, bibliothèque, la « Mission sociale de Belleville ». C’est une autre Anglaise, Louisa Clayton, qui est venue à Paris en 1877, qui a écrit un livre pour raconter cette histoire. Évidemment, le livre est empli de « bondieuseries », que ces dames m’excusent, mais il donne aussi des informations que j’ai trouvées intéressantes. Je traduis quelques passages du livre (en vert).
L’arrivée de Miss de Broen à Paris. C’était juste après la chute de la Commune en juin 1871. Ainsi, lorsque les voyageurs sont arrivés à Paris, il n’y avait aucun moyen de transport pour les mener de la gare à l’hôtel. Enfin, après un peu d’attente, une charrette d’épicier apparut, mais elle était conduite par une femme. Nous n’essaierons pas de décrire l’état de Paris à cette époque ; les mots ne suffisent pas à l’imaginer. Bâtiments publics en ruines, maisons particulières criblées de trous, portes et fenêtres brisées, tout était désolation et misère. L’indignation à l’égard des communards [en anglais « communists »] pour cette destruction volontaire était le sentiment dominant, mais le cœur de Mlle de Broen était rempli de pitié pour eux. « Depuis mon enfance », dit-elle, « j’ai toujours ressenti un amour particulier pour les pires ».
Car, en effet… Malgré son joli nom musical, Belleville est associée à tout ce qu’il y a de mauvais dans l’esprit des Français. C’est la capitale de la Commune, et le mot « Commune » est odieux ; quant aux communards, on retient son souffle pour en parler.
Lorsque la Commune a été réprimée, ceux qui lui étaient liés ont subi un de ces trois sorts : ils ont été fusillés, transportés à vie, ou ont dû fuir le pays. Ces cinq cents fusillés et enterrés comme des criminels au Père Lachaise n’étaient qu’une petite partie, et pourtant pensez à ces cinq cents veuves, et aux centaines d’enfants laissés ainsi sans soutien. Il n’y a eu qu’une scène parmi tant d’autres tout aussi effrayantes. Dans les rues, le sang humain ruisselait littéralement et, à un endroit de Belleville, les pavés avaient été enlevés et un trou creusé pour recevoir les cadavres!
Le pire, c’est que dans bien des cas, les innocents partagent le même sort que les coupables. Des milliers de femmes sont ainsi privées de leurs maris ou de leurs fils, et ne peuvent pas trouver de travail. Même les prêtres et les religieuses les évitent dans leurs tournées de charité. Personne ne s’occupe d’elles ; elles n’osent pas dire qui elles sont, – comme des rats, elles risquent de mourir dans leur trou.
La pique contre les curés et les bonnes sœurs n’est pas due qu’à l’antagonisme protestants-catholiques et semble avoir été assez méritée: ceux-ci on jugé les Bellevillois indignes de leurs secours. Mais continuons à lire. Au début, ces pauvres créatures étaient grossières et maussades ; comment s’étonner qu’elles aient eu l’esprit aigri ? Beaucoup avaient vu leurs petits dépérir de froid et de faim pendant le siège ; d’autres avaient tout perdu, maris, fils et frères dans la guerre et dans les derniers jours terribles de la Commune.
Toutes avaient connu la patiente agonie d’une longue famine, nourries de faux espoirs et de cruelles trahisons, puis certaines avaient pris le pouvoir en mains. Poussées par les affres de la faim, ou par des sentiments patriotiques (comme elles le supposaient), elles ont oublié leur sexe un certain temps ; dissimulant des armes sous leurs vêtements, elles ont attaqué les soldats par surprise ; on dit que certaines ont versé des cruches de pétrole dans les soupiraux de maisons de Paris, – mais assez! que ces faits horribles disparaissent dans l’oubli, retenons seulement quel mal peut se cacher dans nos cœurs…
Encore deux « anecdotes » (si j’ose m’exprimer ainsi). Une pauvre femme vivant dans une petite pièce derrière un magasin de chiffons, envoya demander à Miss de Broen de lui rendre visite. Elle était très malade, en proie à une consomption rapide, provoquée par un choc. Avant qu’elle ait pu être avertie, son mari avait été ramené à la maison terriblement mutilé par un obus ; ses deux bras et ses deux jambes avaient été arrachés. Il mourut très peu de temps après. À une autre femme, Miss de Broen avait offert un jupon de flanelle rouge. Un jour de grand froid, lorsque Miss de Broen est allée la voir, elle a vu que son cadeau avait été rangé et a demandé pourquoi la femme ne le portait pas. Après avoir hésité, elle dit : « Ah, Mademoiselle, si seulement vous pouviez m’en donner un d’une autre couleur ; vous savez qu’il est rouge. J’ai vu tant de sang humain dans les rues que je ne peux pas supporter la vue du rouge. »
Et un dernier commentaire, pour ceux qui croient que tous les communards étaient des alcooliques (à ajouter au livre de Mathieu Léonard). Il faut bien comprendre que cette misère n’est pas causée par l’ivrognerie ou l’oisiveté, comme c’est, hélas, la règle générale dans nos grandes villes d’Angleterre. La boisson n’est pas la malédiction du peuple, comme c’est le cas chez nous ; les cas d’ivresse à Paris sont l’exception, bien que depuis le siège ils se soient multipliés, beaucoup ayant ainsi vainement essayé d’oublier leur misère. L’ouvrier français a donc la tête claire et l’esprit vif, sa boisson, qui est généralement le vin rouge léger du pays, n’a aucun des effets abrutissants et dégradants de la liqueur de malt lorsqu’elle est consommée en quelque quantité que ce soit.
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L’image de couverture est titrée « Souvenirs de la Commune — insurgés de Belleville gardés dans le parc des Buttes-Chaumont », elle est signée A. H. et vient du musée Carnavalet.
Livres cités
Clayton (Louisa), The Story of Miss De Broen’s mission at Belleville, Paris. An account of what I saw and heard during a three weeks’ visit to Miss De Broen in 1877. With additions by Miss De Broen and notes of 1886. With prefaces by the Earl of Shaftesbury and Stevenson A. Blackwood, J. F. Shaw (1886).
Léonard (Mathieu), L’Ivresse des communards prophylaxie antialcoolique et discours de classe (1871-1914), Lux (2022).