Je vais dans ces deux articles regarder attentivement une ou deux pages du registre des inhumations du cimetière de Charonne. J’ai déjà parlé de l’une de ces pages plusieurs fois, pour en dénoncer quelques « truandages », à propos du banquier Jecker, et aussi à propos de Michel Rotte, la « mouche » qu’Alexis Trinquet était accusé d’avoir achevé le 25 mai à la mairie du vingtième.

Je vais regarder cela d’un peu plus haut. De même que je l’ai fait pour le cimetière Montmartre dans un article récent, je vais regarder les inhumations « sans mandat » de ces deux pages. Elles informent de vingt inhumations le 29 juin, dont seulement cinq avec un « mandat », c’est-à-dire un acte de décès. Ce mandat est le nombre qui apparaît dans la troisième colonne, c’est le numéro de l’ace de décès délivré par la mairie. de l’arrondissement (qui figure dans la dernière colonne (de la page de gauche).

En consultant les registres d’inhumation, on s’aperçoit vite que tous les inhumés ont un acte de décès — normalement. Dans les trente et une pages que nous avons sous les yeux en consultant celui-ci (mode d’emploi ci-dessous), c’est bien le cas, à l’exception des 27, 28 et 29 mai 1871. Qui sont, et ce n’est certes pas un hasard, les jours de l’achèvement de la victoire versaillaise à Paris et justement dans le vingtième arrondissement.

Concentrons-nous sur le 29 mai. Ce jour-là, en même temps qu’à ces vingt morts, le cimetière fait face à l’arrivée de… 486 corps, dont 404 venus du onzième arrondissement et 82 du vingtième, apportés par les pompes funèbres (mémoire des pompes funèbres conservé aux archives de Paris, VD 3/12). Panique à l’administration du cimetière!

Il y a donc les uns — qui sans doute sont apportés par des gens qui les connaissent et dont on inscrit les noms — et les autres, ceux des pompes funèbres, que le registre ignore (et qui pourtant sont inhumés, on les a retrouvés en 1897). Et peut-être aussi une classe intermédiaire, ainsi le banquier Jecker, dont on (c’est-à-dire l’administration du cimetière)  devait bien savoir que son corps était là, puisqu’on a pu l’exhumer en juillet, mais pas exactement où, puisqu’on a dû exhumer aussi deux inconnus — tous trois participent à la falsification du registre.

La question que je vais poser est la suivante: s’il n’y a pas de doute que les inconnus que le cimetière n’a ni comptabilisés ni mémorisés sont des morts de la Semaine sanglante, que peut-on dire des autres? Je vais donc regarder ce que nous pouvons apprendre de ces vingt morts. D’après le registre, cinq d’entre eux avaient un acte de décès.

L’un d’eux est un enfant mort-né, qui porte l’incroyable nom de Lange… et est fils d’une fleuriste de 20 ans du quatrième arrondissement, dont l’acte de décès a été établi le matin même (du 29 mai) et qui semble n’être pas passé par le registre des naissances. Pagaille là aussi, et d’ailleurs, comment et pourquoi ce « bébé » s’est-il retrouvé ici, à Charonne, je ne sais pas.

Une petite fille de 19 mois, Catherine Pinck n’a pas d’acte de décès et, si j’ai bien cherché, n’en a même pas eu ensuite. J’ai vu des Pinck dans l’arrondissement, mais je n’ai rien trouvé sur elle.

Il y a aussi Marie Mézange, une veuve de 68 ans, morte chez elle rue de Lagny le soir du 27 mai. Si elle a été inhumée le 29, son acte de décès a été établi le 31, et pourtant il est indiqué dans le registre. Marie Mézange, sans doute pas victime de la Semaine sanglante, nous apprend que le « mandat » a pu arriver après l’inhumation, ou que le registre n’a pas été rempli le jour-même…

Je finis ce premier article sur le fameux Hipolyte Rothe. Son acte de décès a été établi le 7 juin (et donc, le registre a été rempli avant), il s’appelait Michel Rotte (orthographe garantie par son frère qui a fait faire l’acte de décès, et par moi, qui suis allée lire leurs actes de naissance à Ivoy-le-Pré dans le Cher…), Hipolyte n’était pas son deuxième prénom, et donc il a été apporté là par des gens qui le connaissaient peu (ou alors, comme mouchard, il se faisait appeler autrement). Par contre, ils savaient qu’il avait 38 ans et habitait le onzième, puisque c’est indiqué (en effet, il habitait rue Sainte-Marie-du-Temple (aujourd’hui rue de la Présentation)). Son identité est garantie par la mention au crayon sur le mairie du 20e sur la page de droite. S’il a bien été tué à ce moment-là, il n’était pas victime des versaillais!

Il nous reste 16 morts dont trois avec mandat. Je vais les examiner dans le prochain article.

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Mode d’emploi: on trouve le registre en question aux archives de Paris en cliquant ici, puis en utilisant le menu déroulant « cimetières » pour demander celui de Charonne et en indiquant la date 29/05/1871. On arrive sur l’image de couverture. On clique sur l’œil rouge à droite. Les deux pages concernées sont les vues 14 et 15.

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De même que c’est Maxime Jourdan qui a consulté pour moi la cote VD 3/12 lorsque j’écrivais La Semaine sanglante (en pleine « crise sanitaire », comme on dit), c’est lui qui a attiré mon attention sur le nom de Rotte (Rothe) sur cette page de registre et m’a ainsi incitée à regarder ces pages plus attentivement. Qu’il en soit remercié!

Livres cités

Audin (Michèle)La Semaine sanglante. Mai 1871, Légendes et comptes, Libertalia (2021)