Dans un souci de complétude, voici la lettre qu’Alexis Trinquet poste à Sainte-Hélène lors de son retour de Nouvelle-Calédonie (voir l’article précédent). La peine semble avoir continué sur le bateau. Ne me demandez pas comment une lettre et un homme partis de Sainte-Hélène le 11 novembre arrivent à Paris, la première avant le 17 décembre (date de sa publication dans Le Mot d’ordre), le deuxième le 8 janvier.

Sainte-Hélène, 11 novembre 18S0.
Chers citoyens,

Je m’empresse, dès notre arrivée à Sainte-Hélène, pour vous donner quelques nouvelles de notre voyage.
Parti de Nouméa le 4 septembre, à six heures du matin, le Navarin, remorqué par l’Allier, franchit les récifs vers dix heures ayant à son bord 290 condamnés de la Commune.
Le commencement de notre voyage annonçait une belle traversée. Le bord paraissait bien disposé pour nous.
Comme vous devez le penser, nous avions parmi nous un nombre malheureusement trop grand d’individus tarés et d’autres ayant, pendant leur captivité en Calédonie, contracté la funeste habitude de l’ivrognerie.
Quelques faits passés à bord et répétés fréquemment par la même bande, vont sans doute donner occasion aux journaux réactionnaires de continuer à nous insulter, et à prétendre que la majorité d’entre nous est, pour me servir de l’expression du trop fameux Andrieux [préfet de police]: la lie, l’écume de la société.
Il est de toute vérité que des faits d’ivresse regrettables se sont passés et se renouvelleront peut-être à notre arrivée. Mais il est incontestable que des représailles ont été exercées contre nous, que nous avons souffert du froid, par suite de l’imprévoyance ou du ministère ou du commandant du Navarin, car nous avons passé le cap Horn par 58° de latitude, n’ayant pour nous couvrir qu’une méchante couverture.
Cette imprévoyance coupable envers des hommes anémiés par neuf années de captivité ne s’explique pas; chaque fois que l’un de nous, malade, se présentait devant le médecin, se plaignant du froid et demandant une couverture, le médecin, M. Menil, s’empressait d’accorder, mais le commandant du Navarin, M. Bocs [sic, pour Bosc, je corrige ensuite], refusait, prétextant qu’il n’avait d’autre fourniture que celle qui nous avait été délivrée lors de notre embarquement. Je me suis trouvé du nombre de ceux que le froid avait rendus malades, et quoi qu’en traitement, je fus réduit à me couvrir d’une couverture complètement insuffisante. Ce que nous eûmes à souffrir du froid est incalculable; si c’est de cette façon que le gouvernement a compris notre rapatriement, il a réussi, et au delà.
La pharmacie du bord est presque nulle. Vu le froid excessif que nous éprouvions, un des médecins, M. Ménil, ordonna aux malades deux verres de vin chaud tant que durerait cette température; mais ce ne fat pas l’avis du médecin-chef, M. Bourat, lequel, de concert avec le commandant Bosc, s’empressa (sous prétexte que le vin manquerait) de réduire la quantité de vin chaud accordée comme remède —€” un verre seul fut distribué; — cette réduction fut sensible pour nous tous, mais on s’en souciait pas mal, car il était manifeste que le bord nous était hostile.
Comme je vous l’ai dit au commencement de cette lettre, il y a parmi nous un élément mauvais, mais cela peut-il atténuer, excuser tout un système inqualifiable de répression ? le fait suivant en est une preuve, fait inouï, le seul peut-être en son genre.
Un déporté du nom de Potin, « aliéné », était depuis son embarquement l’objet de mesures spéciales.
Cet homme, qui aurait dû être enfermé et soumis à un traitement tout particulier, touchait ses vivres dans le trentième plat, quoique ce plat ne fut pas le sien. — Fatigués d’avoir à servir un fou qui se livrait à toutes sortes d’inconvenances, les hommes composant le trentième plat se plaignirent d’avoir, depuis l’embarquement, à servir un aliéné qui ne cessait de les troubler. Le capitaine d’armes auquel ils s’adressèrent trouva leur « réclamation fondée », mais, pour trancher au plus vite la difficulté, ne trouva rien de mieux que de venir « au nom » du commandant Bosc imposer aux hommes du « vingt-neuvième plat » d’avoir à faire ce qu’avait fait le trentième et prendre les vivres de l’aliéné Potin; tout naturellement cela fut refusé par les hommes du vingt-neuvième plat; d’abord, parce que le capitaine d’armes était venu leur imposer la corvée, le service (telles sont les paroles), d’avoir à s’occuper du fou Potin ; de plus, ils firent remarquer que Potin appartenant à la surveillance du bord, ils ne pouvaient, eux passagers libres, accepter une « consigne » donnée sur un ton par trop impératif, et ils refusèrent de se charger de la nourriture de Potin.
Un citoyen répondit que ni lui, ni ses amis n’obéiraient à un ordre qui ressemblait à une sommation.
C’est ici où il est difficile d’expliquer la conduite du commandant.
Ou prendre les vivres de Potin, ou, le croirez-vous, en être privé entièrement. Alors on vit ce fait inouï qui ne s’était jamais vu, le commandant Bosc se faire le continuateur, que dis-je ? surpasser les Laricherie et Charrière (d’odieuse mémoire) et inventer la condamnation à la mort par la faim, contre des citoyens se refusant d’obéir à un ordre!
Ce procédé tout nouveau révolta tous les rapatriés; ce ne fut qu’un cri d’indignation, et sur-le-champ il fut décidé que chaque plat adopterait un des hommes du vingt-neuvième plat et qu’on pourvoirait à sa nourriture. C’était du reste, le seul moyen de protester contre une infamie.
Pendant « huit jours, dix hommes » restèrent sans vivres’ Jugez de leur situation si nous n’étions venus à leur aide. Voici les faits tels qu’ils se sont passés et que je compléterai arrivé à Paris.
Le citoyen Fauchet et un autre citoyen furent punis de cachot ; l’un « trois jours », et l’autre vingt-quatre heures, pour avoir protesté soi-disant d’une manière inconvenante contre la mesure incroyable dont ils étaient victimes.
Voilà, citoyens, des faits que je vous signale; pardonnez-moi ce brouillon ; tirez-en ce que vous jugerez digne de votre critique.
Je vous adresse la liste des rapatriés; j’ai eu de la peine à me la procurer, mais je vous en garantis l’exactitude. Vous y trouverez les noms des 290 rapatriés plus 4 femmes graciées de la déportation. Notre convoi est le dernier, du moins il peut être considéré comme tel, quoique un petit nombre, parmi lequel (Dacosta, Fortin, Assi), soit resté à Nouméa.
En attendant le plaisir de vous serrer la main, je vous envoie à tous mes salutations fraternelles.
A. TRINQUET.

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Le point rouge au centre de la carte et de l’océan désigne l’île Sainte-Hélène. L’image vient d’OpenStreetMap.