Nous suivons toujours Victor Hugo et ses amis dans Paris le 2 décembre 1851. Je cite toujours Histoire d’un crime et les citations sont en vert.

Encore plus tard, les voici au Faubourg-Saint-Antoine, 2 quai de Jemmapes (en ce temps-là, le canal et donc aussi son quai arrivait jusque là). Parmi les journalistes, Millière.

Millière avait une large déchirure saignante au-dessus du sourcil ; le matin même, en nous quittant, comme il emportait une des copies de la proclamation que j’avais dictée, un homme s’était jeté sur lui pour la lui arracher, la police était évidemment déjà avertie de la proclamation et la guettait ; Millière avait lutté corps à corps avec l’agent de police et l’avait terrassé, non sans emporter cette balafre.

Baudin est là, lui aussi.

Un de ces hommes [qu’ils ne connaissent pas] avait apporté dix ou douze copies de l’appel aux armes. Il me pria de les signer de ma main afin de pouvoir, disait-il, montrer ma signature au peuple… – Ou à la police, me dit tout bas Baudin en souriant. Nous n’en étions pas à prendre de ces précautions-là.

Je passe un épisode où Proudhon explique à Victor Hugo que le peuple ne bougera pas. On va délibérer 82 rue Popincourt, chez Cournet (oui, le Frédéric Cournet que j’ai déjà nommé à propos de la barricade de juin 1848). Victor Hugo préside.

Baudin me dit : – J’ai un crayon et du papier. Je vais vous servir de secrétaire. – Il prit un tabouret à côté de moi.

Et

— Pas de demi-mesures, répondis-je, un grand acte ! Demain — si nous sortons d’ici cette nuit — trouvons-nous tous au faubourg Saint-Antoine…
On m’interrompit : — Pourquoi le faubourg Saint-Antoine ?
— Oui, repris-je, le faubourg Saint-Antoine ! Je ne puis croire que le cœur du peuple ait cessé de battre là. Trouvons-nous tous demain au faubourg Saint-Antoine. Il y a vis-à-vis le marché Lenoir une salle qui a servi à un club en 1848…
On me cria : La salle Roysin.
— C’est cela, dis-je, la salle Roysin. Nous sommes cent vingt représentants républicains restés libres. Installons-nous dans cette salle. Installons-nous-y dans la plénitude et dans la majesté du pouvoir législatif. Nous sommes désormais l’Assemblée, toute l’Assemblée ! Siégeons là, délibérons là, en écharpes, au milieu du peuple. Mettons le faubourg Saint-Antoine en demeure, réfugions-y la représentation nationale, réfugions-y la souveraineté populaire, donnons le peuple à garder au peuple, adjurons-le de se défendre. Au besoin, ordonnons-le-lui !
Une voix m’interrompit : – On ne donne pas d’ordre au peuple !

Baudin reste chez Cournet, Hugo va dormir rue Caumartin, on prend rendez-vous :

On fit part à nos collègues de ce qui avait été convenu sur ma proposition et du rendez-vous à la salle Roysin ; seulement il paraît qu’il y eut quelques hésitations sur l’heure indiquée, que Baudin, en particulier, ne se la rappela plus exactement, et que nos collègues crurent que le rendez-vous qui avait été donné pour neuf heures du matin était pour huit heures. Ce changement d’heure, dû aux incertitudes des mémoires et dont on ne peut accuser personne, empêcha la réalisation du plan que j’avais conçu d’une Assemblée siégeant au faubourg et livrant bataille à Louis Bonaparte, mais nous donna pour compensation le fait héroïque de la barricade Sainte-Marguerite.

Il s’agit bien de ce que j’ai nommé « la barricade Baudin » dans les titres de cette série d’article. Je rappelle que la rue Trousseau s’appelait alors rue Sainte-Marguerite.
Le lendemain, 3 décembre 1851, Victor Hugo arrive au rendez-vous, le matin, par le faubourg Saint-Antoine

Brusquement ce fut impossible. Une compagnie d’infanterie, rangée sur trois lignes, occupait toute la rue d’un trottoir à l’autre. Il y avait à droite une petite rue. Je dis au cocher :
— Prenez par là.
Il prit à droite, puis à gauche. Nous pénétrâmes dans un labyrinthe de carrefours.
Tout à coup j’entendis une détonation.
Le cocher m’interrogea.
— Monsieur, de quel côté faut-il aller ?
— Du côté où vous entendez des coups de fusil.
Nous étions dans une rue étroite ; je voyais à ma gauche au-dessus d’une porte cette inscription : GRAND LAVOIR, et à ma droite une place carrée avec un bâtiment central qui avait l’aspect d’un marché. La place et la rue étaient désertes ; je demandai au cocher :
— Dans quelle rue sommes-nous ?
— Dans la rue de Cotte.
— Où est le café Roysin ?
— Droit devant nous.
— Allez-y.
Il se remit à marcher, mais au pas. Une nouvelle détonation éclata, celle-ci très près de nous, l’extrémité de la rue se remplit de fumée ; nous passions en ce moment-là devant le numéro 22, qui a une porte bâtarde au-dessus de laquelle je lisais : PETIT LAVOIR.
Subitement une voix cria au cocher :
— Arrêtez.
Le cocher s’arrêta, et, la vitre du fiacre étant baissée, une main se tendit vers la mienne. Je reconnus Alexandre Rey. [Un journaliste républicain.]
Cet homme intrépide était pâle.
— N’allez pas plus loin, me dit-il, c’est fini.
— Comment, fini ?
— Oui, on a dû avancer l’heure ; la barricade est prise, j’en arrive. Elle est à quelques pas d’ici, devant nous.
Et il ajouta :
— Baudin est tué.
La fumée se dissipait à l’extrémité de la rue.
— Voyez, me dit Alexandre Rey.
J’aperçus, à cent pas devant nous, au point de jonction de la rue Cotte et de la rue Sainte-Marguerite, une barricade très basse que les soldats défaisaient. On emportait un cadavre.
C’était Baudin. 

C’est dans le prochain article que nous lirons ce qui s’était passé.

À suivre, donc.

*

Je ne sais pas qui est l’auteur du dessin (à mon goût, pas très réussi), publié en publicité de la publication d’Histoire d’un crime dans Le Rappel (en 1877, je suppose). J’ai trouvé ce dessin au Musée Carnavalet.

Livre cité

Hugo (Victor)Histoire d’un crime, C. Lévy (1877).