Jules Vallès nous l’a annoncé dans notre article d’hier. Voici l’information dans le numéro daté du 12 mars 1871 du Rappel  (dans cet article, les citations sont en vert):

Suppression de la liberté de la presse

Les gérants des six journaux « désignés ci-dessous » ont reçu hier soir communication de l’arrêté qui suit:

Paris, 11 mars 1871.

Le général en chef de l’armée de Paris, exerçant pendant l’état de siège, en vertu des art. 7 et 9 de la loi des 9-11 août 1849, les pouvoirs nécessaires au maintien de l’ordre et de la police,
Sur l’avis du conseil du Gouvernement, Attendu qu’il n’y a pas de Gouvernement libre possible lorsque, chaque jour, impunément, des feuilles publiques répandues à profusion prêchent la sédition et la désobéissance aux lois;
Que la République ne peut être fondée que par le respect des droits de tous, l’ordre et le travail;
Que l’ordre et le travail ne peuvent être rétablis tant que de pareilles publications seront tolérées;
Que les journaux ci-dessous désignés ne cessent de provoquer directement à l’insurrection et au pillage;
Qu’il est du devoir du Gouvernement, dans les circonstances exceptionnelles où se trouve la France, d’user des droits que lui donne l’état de siège;

Arrête :

Article premier. — La publication des journaux: le Vengeur, le Cri du Peuple, le Mot d’Ordre, le Père Duchêne, la Caricature,  la Bouche de Fer, est et demeure suspendue,
Art 2. — La publication de tous nouveaux journaux et écrits périodiques traitant de matières politiques ou d’économie sociale, est interdite jusqu’à la levée de l’état de siège par l’Assemblée nationale.
Art. 3. — Le préfet de police est chargé de l’exécution du présent arrêté.

Le général en chef de l’armée de Paris.
Signé: VINOY.

Pour copie conforme
Le chef de cabinet,
Signé: DE BOISLIT.

Pour copie conforme:
Le commissaire de police du quartier Gaillon,
Signé: J. DUBAN.

Je ne vous copie pas tout le commentaire de l’éditorialiste, qui est Auguste Vacquerie. Il se souvient que Vinoy est un général d’empire — et des lois sur la presse de l’empire. Il sait aussi que Vinoy a pris cette décision après avis du gouvernement. Il lui reste à se souvenir des plaidoiries de ces « républicains » aujourd’hui au pouvoir, Favre, Picard, Simon… Bref, au Rappel on est pour la liberté de la presse.

Voyons plutôt comment s’est passée, « concrètement », cette interdiction au Cri du Peuple. C’est le secrétaire de rédaction, Henri Bellenger, qui le raconte dans le journal daté du 21 mars — car, vous le savez bien, ce journal est reparu, mais c’était déjà la Commune. C’est le premier numéro. Je vous copie la première partie de son article.

Le Cri du Peuple, brutalement supprimé par Vinoy, colonel du 2 décembre [c’est-à-dire soutien de Bonaparte lors de son coup d’état du 2 décembre 1851], sénateur de l’empire, et chargé par le gouvernement Thiers de fonder solidement la République, reprend aujourd’hui sa publication.

L’arrêté de suppression nous fut apporté le 11 mars, à 5 heures du soir, par un commissaire de police honteux, dont la main tremblait en nous tendant la feuille de papier.
Pendant qu’il remplissait les blancs du procès-verbal, son recors grattait avec ses ongles l’entre-deux des pavés pour ramasser de la poussière et sécher l’écriture.
Ces deux fonctionnaires avaient terriblement peur.
Peur de quoi? Peut être avaient-ils lu la prose qu’ils étaient chargés de nous remettre, peut être avaient-ils conscience des calomnies qu’elle contenait.
On se souvient, en effet, que ce factum, expédient d’une dictature aux abois, nous accusait de pousser, chaque jour, à la sédition et au pillage.
Pousser à la sédition? Nous qui, le jour de l’entrée des Prussiens, avions supplié le peuple de ne pas tirer!
Pousser au pillage? Ah çà! décidément, qui voulait-on tromper? Pas nos lecteurs, je pense…
Il y a des mensonges tellement grossiers, tellement effrontés, tellement stupides, qu’ils ne valent même pas la peine qu’on les réfute. Ils ne salissent que ceux qui les ont inventés et qui les jettent, comme de la boue, à la tête de leurs adversaires.

Hier aussi [il parle bien sûr du 18 mars, forcément, nous avons anticipé], les affiches du gouvernement Thiers accusaient la garde nationale de vouloir : METTRE PARIS AU PILLAGE ET LA FRANCE AU TOMBEAU!
Ces gens là n’ont qu’une calomnie dans leur sac, toujours la même. Toujours [eh oui, toujours!] ils l’emploient, sans s’apercevoir qu’elle est usée, éventée, finie…

*

Donc, nous étions supprimés, sous la République, par mesure dictatoriale, dépassant tout ce qu’avait osé l’empire.

Que faire?

Nous pouvions continuer de paraître, et cela sans risque. Des gardes nationaux vinrent tout de suite nous offrir de garder l’imprimerie, d’escorter nos porteurs…
Ils vinrent nombreux, indignés, résolus. Nous refusâmes.
Nous voulions rester ce que nous avions été jusque là, modérés et calmes. Calmes devant l’insulte niaise, modérés devant le coup de force brutal..

De cette façon, — disions-nous, — Paris, qui nous a lus et qui nous connaît,  verra bien de quel côté est la vérité, de quel côté le bon droit, de quel côté la justice.
Nous ne fournirons pas à Vinoy le prétexte de guerre civile qu’il cherche depuis six semaines. Il a massé ses bataillons, préparé ses mitrailleuses. Son plan est fait. Mais sa provocation nous laissera froids. Nous qu’il accuse de vouloir la sédition, de prêcher l’émeute, nous serons L’ORDRE en face de lui qui, insolent et provocateur, ne représente que le trouble, le désordre et l’insurrection.

Et pourtant nous savions, dès ce jour-là, que les soldats ne tireraient pas sur la garde nationale. Nous savions d’avance qu’ils lèveraient la crosse en l’air et fraterniseraient avec leurs frères du peuple [là encore, il fait référence au 18 mars].
Mais nous pensâmes qu’il valait mieux que Vinoy se prît lui-même à son piège, que le gouvernement épuisât toutes ses calomnies, vidât son sac, et que tout cet échafaudage honteux s’écroulât misérablement sous un souffle populaire, aux applaudissements de tout Paris, ému d’un sentiment unanime, et joyeux de se sentir enfin délivré des gens qui, depuis six mois, l’ont successivement trompé, trahi, vendu.
L’arrêté Vinoy avait non-seulement supprimé la presse socialiste, mais encore interdit la publication de tous nouveaux journaux traitant de politique et d’économie sociale.

[J’arrête ici, après tout nous ne sommes que le 11 mars…]

HENRI BELLENGER

*

Le brave général Vinoy! quand un journaliste l’embête — crac, il lui coupe la tête. C’est une caricature de Faustin, qui a représenté les têtes des journalistes Jules Vallès (à gauche) et Henri Rochefort (à droite), dont les journaux Le Cri du peuple et Le Mot d’ordre ont été interdits. J’ai trouvé cette image au musée Carnavalet.

Cet article a été préparé en septembre 2020.