Nous voici le 26 avril, et, malgré l’image de couverture, toujours à Paris, place de l’Hôtel-de-Ville.

Je suis franc-maçon. Cet après-midi, j’ai rejoint mes frères au théâtre du Châtelet. Un d’eux, le frère Thirifocq, a proposé d’aller planter nos bannières sur les remparts, ce qui a été accepté par mille applaudissements enthousiastes. Il y avait bien quelques opposants, mais ils étaient peu nombreux et nous avons décidé d’aller, bannières en tête, à l’Hôtel de Ville. Et nous l’avons fait. Nous étions environ deux mille. La Commune a interrompu sa séance pour recevoir nos délégués dans la cour d’honneur. Quand ils sont revenus, la bannière était cravatée d’une écharpe rouge brodée d’or. C’était celle du citoyen Jules Vallès, membre de la Commune. Je crois que c’est un frère lui aussi. On dit qu’il a été reçu dans une loge du rite écossais. Lui et quelques-uns de ses collègues nous ont accompagnés jusqu’à notre temple de la rue Cadet. Nous nous retrouverons samedi au Carrousel, et cette fois nous irons au rempart. Vive la Commune! [ma]

Je ne me sens pas très compétente pour parler des francs-maçons. Heureusement, en sortant de la cour d’honneur, sur la place, voici mon amie Léodile!

Vous voyez tous ces petits ballons que l’on va lâcher depuis la place de l’Hôtel de Ville? Ce sont des distributeurs de tracts. Un ruban qui se consume peu à peu libère des paquets de feuilles qui tombent et sont ainsi distribuées dans les provinces. Il s’agit d’informer les travailleurs des campagnes de ce qui nous faisons vraiment à Paris. Ils ne savent pas. C’est le blocus versaillais. Nous sommes enfermés dans Paris, ils sont enfermés au dehors. On leur ment. On les trompe. « Frère, on te trompe », voilà comment commence mon texte. Il est déjà paru dans les journaux ici à Paris, mais Thiers empêche nos journaux de quitter la ville. Je suis du Poitou. Je voudrais que mes compatriotes sachent. Je ne me suis pas présentée. Je m’appelle Léodile Champseix, mais je signe mes livres André Léo, oui, je suis écrivain. Regardez, les voilà qui s’élèvent. Ils emportent un vrai message socialiste: L’outil à l’ouvrier, la terre au paysan! [ma]

Tiens, puisqu’elle est là, voici la suite qu’elle annonçait dans notre article d’hier. C’est paru dans La Commune du 10 avril, à la suite de son beau message socialiste (la citation est en vert).

Si Paris tombe, le joug de misère restera sur votre cou et passera sur celui de vos enfants. Aidez-le donc à triompher, et, quoi qu’il arrive, rappelez-vous bien ces paroles ; car il y aura des révolutions dans le monde jusqu’à ce qu’elles soient accomplies : la terre au paysan, l’outil à l’ouvrier, le travail pour tous.

[c’étaient les dernières phrases du tract…]

Et ces paroles seront entendues. La terre est la passion du paysan, le prix sans pareil auquel tendent tous ses efforts, tous ses rêves. Une telle proclamation répandue dans les campagnes, y produirait un effet puissant. Elle soulèverait le Cher, l’Allier, la Nièvre, la Haute-Vienne, le Lyonnais, une grande partie du Midi. Elle rendrait l’élan aux villes révolutionnaires. Elle serait enfin le signal de la révolution sociale, qu’il eût mieux valu retarder jusqu’après le départ de l’étranger; mais dont les fureurs de la réaction monarchique sonnent l’heure instamment.
Les moyens de cette propagande? Ils sont aussi nombreux que les démocrates à Paris. Qui donc parmi nous est de naissance parisienne, ou n’a pas de parents et d’amis en province? Qui donc parmi ceux qui s’exposent au feu des monarchistes ne s’exposera pas à leurs prisons? Il n’est pas besoin d’en dire davantage. C’est l’affaire d’un Comité.
Considérez que ce qui a profondément attaché le paysan à la première révolution, c’est l’abolition des redevances et corvées, ou la vente des biens nationaux.
Privé d’instruction, son intelligence des conquêtes révolutionnaires s’est arrêtée là. Tout ce qui est d’intérêt moral ou intellectuel lui échappe ou le touche peu. Parlez-lui politique, essayez de le convaincre, énumérez les réformes nécessaires, vous le laisserez à peine ébranlé, défiant encore, bientôt oublieux. — Parlez-lui de diminution d’impôt, d’institutions de crédit, d’affranchissement des droits excessifs qu’il paie au capital, son regard s’anime et il vous dira cordialement: si c’est ça, j’en suis. — Ce dont on le croit si éloigné est précisément la seule chose qu’il puisse comprendre. La politique le laisse froid; le socialisme le prend. C’est par les mêmes moyens que la Révolution de 89; c’est en affranchissant la terre du droit seigneurial actuel qu’on attachera le paysan à la Révolution nouvelle, complément de la première.
Et maintenant en hâte! L’artillerie de Paris, c’est l’idée sociale. Qu’il se renferme dans ses remparts et qu’il lance l’appel au pauvre. Il n’a pas le choix. Il faut que Paris triomphe avec la démocratie, ou que la démocratie tombe pour longtemps avec lui. À la vie ou à la mort! L’autre siège n’était rien en comparaison de la lutte actuelle. alors on n’avait contre soi que le gouvernement du 4 septembre et les Prussiens. Aujourd’hui, en outre de ces deux complices, on a contre soi la réaction monarchique ouverte, enseignes déployées, et la province. À bas les mensonges! Que les nôtres du moins soient avec nous! À nous la France populaire contre la France monarchique, et que toutes les forces de l’avenir entrent en bataille contre toutes les forces du passé!

Seulement, à si grande épreuve, il faut des hommes! Des hommes, non des plagiaires ou des écoliers. Nous ne sommes plus en 93. Aveugles, fous, ou traîtres, ceux qui prétendent marcher servilement dans les mêmes sentiers et recommencer les mêmes actes. Ceux-là ne sauront imiter de la grande Révolution que ses fautes. Ce qu’il faut prendre au génie révolutionnaire, c’est ce qui fit sa grandeur, et non pas ce qui fit sa chute: c’est ce qui manque trop encore à ceux qui nous guident: l’audace dans la foi.

André Léo.

Le mouvement communaliste en dehors de Paris, il serait réducteur de le limiter à des mouvements insurrectionnels dans quelques grandes villes. Il semble qu’André Léo en était bien consciente.

C’est un bon endroit pour regretter encore une fois le parisianisme de cet ensemble d’articles. Ma seule excuse est que, précisément, je n’étais pas (et ne pouvais pas aller) à Paris quand je les ai écrits.

Une (classique) image de Marseille, en couverture, pour me faire pardonner.

La gravure représente, bien sûr, Notre-Dame de la Garde, et, moins évidemment, une batterie de marins luttant contre les insurgés qui, eux, étaient à la Préfecture, est parue dans Le Monde illustré daté du 8 juillet 1871 (même si le mouvement insurrectionnel a eu lieu du 23 mars au 4 avril), juste au-dessus d’une autre image représentant un autre lieu emblématique de Marseille, le Château d’If (où, en juillet, les insurgés étaient bien emprisonnés). D’eux je reparlerai en juin.

Cet article a été préparé en décembre 2020.