Suite d’un article précédent. La sale guerre versaillaise est entrée entre dans Paris. Comme toujours, les dates sont celles de la publication des souvenirs dans L’Ami du Peuple et ce qui est en bleu m’est dû.
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Le lendemain 22 mai, dès la pointe du jour, les remparts étaient dégarnis depuis Auteuil jusqu’à Vaugirard. Le 13e bataillon pris dans le poste de la porte eut assez de difficulté pour rentrer dans nos lignes.
26 février 1885
Cependant je ne pouvais rester dans cette situation, j’écrivis au général La Cécilia que je croyais toujours à Malakoff, afin de connaître ses instructions. L’estafette ne le trouva pas et se rendit à l’Hôtel de Ville. J’ignorai son départ et, au moment où je me disposais à aller le trouver à Vanves, arriva Boursier, membre du comité central. Il m’accompagna, je sortis avec Mohamed.
Arrivant à Malakoff et ne sachant ce qui s’était passé, je me rendis à l’état-major. Au moment de descendre, le marchand de vin chez qui nous avions pris pension pendant mon séjour à Vanves me dit:
— Mais vous êtes fou, colonel! Que venez-vous faire ici?
— Parbleu, je viens voir le général.
— Il est parti.
— Mais la garnison?
— Partie aussi, et tenez, ajouta-t-il, regardez au bout de la rue, à la barricade, les versaillais!
C’était la vérité.
Tourner bride et partir au galop eût été l’affaire d’une minute, mais il y avait quelque danger à le tenter. Le sang froid avec lequel je regardai les lignards, ma tenue et surtout celle de mon turco qui avait conservé la tenue réglementaire, firent croire à ces soldats que nous pouvions être des leurs.
Nous partîmes sans être inquiétés, nous dirigeant sur la Porte de Montrouge. Je rencontrai près de la porte du Pot-au-Lait [autre nom de la porte de Montrouge, je crois] une compagnie de gardes nationaux et d’artillerie qui y avait passé la nuit. J’ordonnai au capitaine Roy de construire une barricade et d’arrêter le plus longtemps possible la marche des versaillais qui probablement allaient opérer de son côté.
En cas de retraite obligée, je l’autorisai à rentrer dans Paris par la Porte de Montrouge.
Je laissai Boursier, et revins au grand galop à Vaugirard. Aucune réponse encore du général La Cécilia. Aucune attaque décisive de la part des versaillais. Alors ce qui me détermina à attaquer, ce fut:
1° la mort du capitaine Puech, mon officier d’état-major, pris dans une reconnaissance qu’il avait cru devoir faire et que les ennemis avaient fusillé en mon absence,
2° la nouvelle que le Champ-de-Mars, occupé par le colonel Vinot, et l’École militaire par le colonel Henry, avaient été livrés, sans combat, aux versaillais.
Je me rendis à la barricade de la rue Lecourbe. Je fis avancer deux pièces, et les fis cracher de la mitraille sur les maisons, entre nous et la Porte de Sèvres où devaient être les versaillais.
On ne nous répondit pas.
Pendant ce temps, j’avais envoyé un lieutenant d’état-major, accompagné de mon turco, en mission du côté de la Porte de Vaugirard, mais en leur recommandant de suivre les remparts, en venant de la Porte de Vanves, de tâcher de s’assurer de la position des versaillais sans s’aventurer et de venir me rendre compte le plus vite possible de ce qu’ils auraient pu voir ou appris.
Je continuai à faire tirer à la barricade de la rue Lecourbe. J’étais monté au sommet, afin de voir si je ne découvrirais pas quelques indices qui me permettraient de faire une marche en avant. Alors parut un marin, un drapeau blanc à la main. Je fis cesser le feu et envoyai un officier le trouver.
Cet officier revint, m’expliqua que ce marin était envoyé par son commandant pour prier le colonel, commandant Vaugirard, de se rendre près de lui. Je fis répondre que je ne me rendrais nullement à l’invitation qui m’était faite et que le parlementaire eût à se retirer immédiatement.
Un moment après nous entendîmes une fusillade. Depuis cet instant j’ai eu comme un pressentiment que l’officier et Mohamed venaient d’être fusillés, qu’ils n’avaient pas strictement exécuté mes ordres, qu’ils avaient poussé leur zèle trop loin et que probablement ils avaient été faits prisonniers et venaient d’être exécutés, je ne les ai plus revus depuis! Pussè-je m’être trompé? [Dans L’Insurgé, Jules Vallès est moins optimiste :
un lit où est allongé, hideux dans son costume bleu de ciel, un turco, l’ordonnance de Lisbonne, qui hier a été mis en capilotade par un obus, et dont le crâne défoncé a l’air d’avoir été rongé par les rats.
Quand Maxime Lisbonne publie ce souvenir, Vallès vient de mourir et L’Insurgé n’est pas encore publié.]
Craignant d’être forcés à la fois en flanc et par derrière, j’avais, aussitôt que la nouvelle de l’évacuation du Champ-de-Mars m’était parvenue, envoyé une compagnie de francs-tireurs dans le passage qui communique directement avec la place de Grenelle.
1er mars 1885
Je plaçai une autre compagnie au bas de la rue de Vaugirard afin qu’en cas d’attaque, nous puissions battre en retraite par la rue de la Procession.
Je reçus du général La Cécilia, qu’on avait trouvé à l’Hôtel de Ville, l’ordre de venir le rejoindre avec ma division.
Je pris la résolution de battre en retraite directement en descendant la rue de Vaugirard, la rue de Sèvres, la Croix-Rousse [sic, pour Rouge], les quais et le pont du Châtelet, puisque je n’avais pas été attaqué.
Le mouvement commença. Au fur et à mesure on élevait des barricades, on tirait sur les positions qu’on croyait entre les mains des versaillais, telles que le grand Séminaire, la porte de Versailles, la route et la gare du Chemin de fer.
On abandonnait ensuite la barricade quand une seconde était élevée. Lorsque nous fûmes dans la rue de Sèvres nous nous formâmes régulièrement, et accomplîmes jusqu’à l’Hôtel de Ville notre retraite en bon ordre.
Nous fûmes un instant arrêtés à l’avenue Victoria. On exécutait un individu qui avait été pris assassinant à coups de hache les gardes nationaux, qui au moment de la fuite du Champ-de-Mars, dormaient encore dans les baraquements. Une fois l’exécution terminée, nous arrivâmes place de l’Hôtel-de-Ville. Les faisceaux furent formés. Je montait prendre les ordres du général La Cécilia qui devait m’attendre.
(À suivre)
Livre cité
Vallès (Jules), L’Insurgé, Œuvres, Pléiade, Gallimard (1989).
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J’ai utilisé la très belle image de Daniel Vierge en mai 2021.