Voici la suite des souvenirs de Maxime Lisbonne, pendant la Semaine sanglante. L’épisode précédent est là. Les dates sont celles de la publication dans L’Ami du Peuple et, comme toujours, ce qui est en bleu m’est dû.

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À mon arrivée à l’Hôtel de Ville, le général La Cécilia était parti prendre le commandement de Montmartre. Je me disposai à aller le retrouver avec la division de corps francs que je ramenais de Vaugirard, lorsque le Comité de Salut public m’envoya au Panthéon.

Déjà le citoyen Allemane, délégué au 5e arrondissement, avait donné les ordres nécessaires pour la construction des barricades. Celle de la rue Soufflot s’élevait avec le concours des femmes [première apparition de femmes actives dans le récit de Maxime Lisbonne… je ne compte ni Alix Payen ni Victorine Brocher que j’y ai moi-même introduites] et des enfants. Jean Allemane conservera l’estime de tous ceux qui l’ont connu et qui ne pourront oublier que la mise en défense du Panthéon a été commencée par lui, qu’il soutint la lutte jusqu’au moment de la retraite et qu’il protestait contre l’ordre qui m’avait été donné de rallier le 11e arrondissement.

Dans la soirée, un conseil de guerre auquel j’avais été appelé fut tenu dans une salle de l’École de droit, sous la présidence du citoyen Régère, maire du 5e arrondissement. Parmi les officiers présents, je remarquai le colonel Blin de la légion, Hugneux commandant d’état-major, Richer capitaine chargé du génie, ancien officier de la garde républicaine de 1848, et trois chefs de bataillons.
Mon opinion était que nous pourrions tenter une action offensive, ou tout au moins une démonstration, par la chaussée du Maine, la rue de Rennes et les rues adjacentes qui tombent sur la gare Montparnasse. Ce fut la défensive qui prévalut.
Allemane n’assistait pas à ce conseil. J’ai su depuis que c’était avec intention qu’il n’avait pas été convoqué. Son attitude énergique ne plaisait pas à certains membres de cette réunion sachant qu’il serait opposé à leur avis. Du reste, je n’ai trouvé qu’une voix sur le projet que j’avais émis (un chef de bataillon dont j’ai oublié le nom, établi je crois marchand de nouveautés au coin de la rue Soufflot). [Maxime Lisbonne a eu le temps de discuter ces souvenirs avec Jean Allemane, au bagne.]

Je n’avais pas attendu la réunion de ce conseil pour prendre mes premières résolutions. Des barricades avaient été élevées boulevard Arago, chaussée du Maine, rue d’Enfer en face l’hospice des Enfants trouvés, puis pour me tenir en communication constante avec le 6e arrondissement, rue d’Assas, rue Notre-Dame-des-Champs et rue Vavin.
Boulevard Saint-Germain, marché de la place Maubert, Montagne Sainte-Geneviève et autres rues, la défense avait été organisée par le citoyen Allemane.

6 mars 1885

Des bataillons du 5e arrondissement ont rivalisé d’ardeur et de courage avec les corps francs. La journée du lundi s’est passée à l’organisation complète de la défense de la chaussée du Maine. Du haut de la rue Vavin, un combat d’artillerie s’était engagé avec la division Douai, qui s’empara de la gare Montparnasse.
Une partie de cette division attaquait fortement le 6e arrondissement par la rue de Rennes. Deux bataillons du 5e arrondissement étaient dirigés sur la mairie de la place Saint-Sulpice pour la protéger.

La nuit se passa assez tranquillement. Les barricades défendues par les francs-tireurs et les gardes nationaux n’avaient pas été inquiétées.

Le mardi 23 mai, l’action s’engagea sur toute la ligne. Le 14e arrondissement était fortement attaqué, et je fus obligé d’envoyer du renfort au colonel Piazza qui fut amené le lendemain au Panthéon sous l’inculpation de trahison.
Le quartier Saint-Sulpice était en grande partie entre les mains des versaillais. Leurs tirailleurs se montraient par le marché aux chevaux et se dirigeaient sur le Luxembourg par la rue Vavin. Ils furent arrêtés, mais les francs-tireurs étaient décimés par le feu des versaillais et furent forcés de descendre jusqu’au bas de la rue Vavin, qui forme une fourche avec la rue Bréa, pour s’abriter derrière une barricade établie en retraite.
Pendant ce temps une attaque sérieuse avait eu lieu au cimetière Montparnasse, elle avait été de notre part repoussée vigoureusement, nous eûmes à déplorer la mort de quelques fédérés qui, s’étant trop avancés, avaient été faits prisonniers et fusillés.
De notre côté un seul versaillais était tombé entre nos mains, c’était un sergent, M. Lafond.
Il venait d’arriver au Panthéon un bataillon bien minime, et qui portait le nom du Père Duchêne. Ces volontaires qu’un délégué de l’arrondissement voulait envoyer aux barricades s’y refusèrent, prétextant qu’ils n’avaient pas mangé et n’avaient pas reçu leur solde.
Des vivres leur furent délivrés, la solde faite, et ils se rendirent au poste qui leur était assigné, mais ils disparurent dans la nuit.

Sur ces entrefaites, un nommé Chapelete, poursuivi et traqué par les gardes nationaux comme espion, me fut amené. Il était porteur d’un laissez-passer en règle, et personne ne pouvait affirmer l’opinion qu’on émettait sur lui, il fut relâché.
Une heure s’était à peine écoulée que revenant des avant-postes, on m’amena de nouveau le fameux Chapelete. Les gardes nationaux s’apprêtaient à le passer par les armes. J’avoue que j’étais très indécis; d’une part la persistance que ce monsieur mettait à ne pas quitter le quartier, de l’autre le ténacité de ceux qui l’amenaient et qui étaient des gens très connus et estimés, me mettaient dans une situation équivoque pour supporter ma part de responsabilité dans cette exécution.
La discussion continuait, lorsque le maître de l’hôtel d’Angleterre vint certifier de son honorabilité, Chapelete de son côté exhiba des correspondances d’industriels et de négociants connus dans Paris. Il fut une deuxième fois relâché.

Lorsque ma femme, sur les conseils de M. L. Bigot [Maître Bigot défendit Lisbonne devant le conseil de guerre] alla trouver ce monsieur pour obtenir qu’il vienne déposer à mon procès, il ne voulut y venir que s’il était cité par la justice militaire. [Le manuscrit précise que M. Bigot n’a pu réussir que le parquet militaire appelât Chapelete.] Il n’ignorait pas que la justice militaire avait refusé qu’il vienne témoigner. Ce misérable était à l’époque établi marchand de vin rue de l’Orillon pour le public (en général), agent de la sûreté (en particulier).

Il était cinq heures à peu près. Le commandant Bauer [Henry Baüer, dont les rapports avec Maxime Lisbonne ont été exécrables…], qui avait appartenu à l’état-major du général Eudes, et qui m’avait été envoyé, me fit appeler à la rue Vavin où il commandait, pour lever la difficulté qui existait entre les fédérés et les sœurs du couvent de Notre-Dame-de-Sion pour le passage d’artillerie, la rue d’Assas n’offrant plus de sécurité pour l’exécuter de ce côté. Je fis lever le différend, et le passage du Luxembourg à la rue Notre-Dame-des-Champs par le couvent nous fut livré.

(À suivre)

Livre cité

Payen (Alix)C’est la nuit surtout que le combat devient furieux Une ambulancière de la Commune, Écrits rassemblés et présentés par Michèle Audin, Libertalia (2020).

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Le drapeau rouge flottait toujours sur le Panthéon, comme dans cet article pas très ancien