Avant de conclure l’histoire de la famille Chautard, revenons au 23 mai 1871 et aux souvenirs de Maxime Lisbonne, dont l’épisode précédent se trouve ici (cliquer). Comme toujours, les dates sont celles où l’article est paru dans L’Ami du peuple. Et le bleu m’est dû.

8 mars 1885

Dans ce couvent, une ambulance avait été établie. Monsieur le docteur Billard y donnait ses soins. Je vis ce monsieur qui entama une conversation avec moi. Il me parla du général Bergeret, il me dit avoir servi sous le siège dans le même bataillon, le 73e. Il m’avoua ses préférences pour les républicains de Paris, je lui répondis par monosyllabes, sa physionomie et le ton doucereux avec lequel il s’expliquait m’avaient fait une mauvaise impression. On aurait cru entendre parler l’aumônier du couvent plutôt qu’un médecin.

Nous allions peut-être continuer notre conversation à bâtons rompus, lorsque je fus mandé au Panthéon.

Le parti que la haine de nos vainqueurs sut tirer contre nous de cette conversation est abominable. Lors de ma confrontation avec ce docteur [Cette confrontation et les lignes qui suivent se placent bien plus tard, quand Maxime Lisbonne se trouve aux mains de la « justice » militaire], il ne me reconnut d’abord pas, et malgré l’assurance avec laquelle je le reconnaissais, il doutait encore, je lui avais rappelé notre conversation presque mot à mot. Aussi dès le lendemain fus-je étonné de m’entendre lire par le capitaine de Planet, mon instructeur, une déposition contraire à notre confrontation. M. Billard affirmait qu’il m’avait reconnu au premier abord. Ce brigand déguisé en médecin ajoutait dans sa déposition que je lui avais dit que je ferai sauter les deux maisons du coin de la rue Vavin. Plus tard, le capitaine de Planet m’offrit devant Maroteau, Arnaud, etc. le jour même de mon jugement de me retirer l’accusation d’incendie si je voulais nommer le commandant qui commandait rue Vavin. (Quel cynisme.)

Il était 6 heures et demie à peu près [Nous revenons au 23 mai 1871], j’allai dîner à l’hôtel des Grands-hommes, chez M. Thomas. Depuis mon arrivée, j’y prenais mes repas entrecoupés de sorties fréquentes, c’était à une table d’hôte au rez-de-chaussée qu’on me servait. Pendant les trois jours que je suis resté au Panthéon, j’ai remarqué à cette table quelques étudiants polonais qui nous étaient sympathiques.
On m’amena le sergent Lafond qui avait été fait prisonnier au cimetière [Montparnasse]. Un piquet de gardes nationaux l’avait amené là.
Une circonstance bizarre, c’est qu’il avait été fait prisonnier par son frère qui servait la Commune dans un bataillon du 5e.
Je les fis entrer tous deux et asseoir en face de moi. Ils prirent un potage et un verre de vin. La contenance du sergent, je dois l’avouer, sans être hautaine était convenable. Je l’interrogeai sur tous les gardes nationaux qui avaient combattu contre eux. Je lui demandai quel avait été le sort de nos prisonniers. Fusillés, répondit-il.

Son frère ne me quittait pas des yeux, il ne disait rien, mais son regard parlait pour lui. Il eût fallu être plus qu’inhumain, cruel, barbare, il eût fallu être versaillais pour envoyer à la mort ce sergent.
Je lui signai un laissez-passer, lui remis un peu d’argent et l’engageai à changer de costume et quitter l’arrondissement.
Son frère me remercia cordialement; quant à lui, il me serra la main.

J’ai été blâmé de cet acte par mes amis même. Mais ce citoyen qui servait dans nos rangs ne méritait-il pas qu’on agît ainsi envers son frère. On me rappela les fédérés qui avaient été fusillés par les soldats du régiment auquel appartenait celui à qui je venais de sauver la vie. Ce n’était que trop vrai, mais il y avait cinq heures que ce sergent était prisonnier, je dois l’avouer. Mais quand le sang froid est revenu peut-on agir avec les mêmes passions? Je ne me repens pas d’avoir pardonné.
Je comprends toutes les représailles auxquelles poussent pendant la lutte les fureurs du combat. Je n’ai jamais pu obtenir le présence, à mon procès, de ce sous-officier qui aurait déclaré que l’heure à laquelle M. Billard prétendait avoir eu une conversation avec moi, était celle où justement j’étais au Panthéon à régler son affaire.

M. Billard a peut-être eu avec un sous-officier une conversation qu’il a relatée dans sa déposition, mais ce n’était pas avec moi. Maître Bigot n’a jamais pu obtenir que ce sous-officier fût cité. Ce sergent avait été menacé de son envoi au bataillon d’Afrique s’il donnait signe de vie dans mon affaire.

Je le dis ici, je défie les plus indulgents de me donner le démenti; cette conduite a été infâme et certes elle doit frapper celui qui l’a tenue d’un déshonneur ineffaçable.

Aurais-je été assez stupide, si j’avais tenu les propos que m’a prêtés Billard au sujet de l’immeuble de la rue Vavin (qui n’a eu lieu paraît-il que le lendemain à midi), de le reconnaître, lui qui ne le voulait pas et me dépeignait par ma tenue et mon visage tout autre que j’étais? Ça tombe sous le sens.

12 mars 1885

Je vais même plus loin, si nous eussions été vainqueurs, et qu’on nous eût amené les Mac Mahon, les Vinoy, les Galliffet, je n’aurais pas commis contre eux les actes de lâcheté qu’a commis Alexandre Dumas fils, à Versailles, sur les fédérés prisonniers. Il les a insultés, il leur a craché au visage, il a même frappé des femmes de sa canne! [En tout cas, il les a très odieusement insultées.] Je le dis ici et je défie les plus indulgents de me démentir: Cette conduite est infâme, et certes elle doit frapper celui qui l’a tenue d’un déshonneur ineffaçable.

J’aurais reproché à ces généraux leur conduite ignoble, et je n’aurais eu pour eux que du mépris. Mais si j’avais eu devant moi de simples sous-officiers, des soldats, qui ont été forcés de se battre, de ces hommes dont la plupart avaient été arrachés à leur charrue pour combattre le Prusse, de ces pauvres malheureux qui devaient à la trahison de Bazaine, et à la lâcheté inepte de Trochu leur dure captivité en Allemagne, qui n’avaient été arrachés à cette captivité que pour être conduits de force contre leurs frères, et qui n’avaient d’autre alternative que la mort [Bien optimiste, Maxime Lisbonne, ici. Voir les lettres de soldats versaillais publiées sur ce site dans cet article et les suivants], pour ceux-là je n’eusse éprouvé que de la pitié, non de la haine. Sur leur passage, je me serais découvert.

(À suivre)

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L’image (peu courante, je crois bien que le dessinateur est « avec » ou « du même côté que » les insurgés) de cette barricade de la Commune est due à Hubert Clerget et se trouve au Musée Carnavalet.