Je continue, sans plus me poser de questions sur la panique qui a dû saisir les employés du cimetière, à tenter de me renseigner sur seize morts inhumés le 29 mai, selon le registre d’inhumation du cimetière de Charonne. Par ordre du registre:

Henri Beaudet, 16 ans, 12e arrondissement. Sans mandat à Charonne. La mairie du 12e lui a fait un acte de décès le 2 juin. Il avait, en effet, 16 ans et était ébéniste. Il est mort à l’hôpital Saint-Antoine le 25 mai à 3h du matin (ce sont des employés de l’hôpital qui ont déclaré sa mort).

Christine Clara Jenneman, 21 ans, 11e arrondissement. Sans mandat à Charonne. Je ne lui ai pas trouvé d’acte de décès, ni dans le 11e ni dans le 20e.

Jean Binger, 38 ans. Sans mandat à Charonne, mais avec un acte de décès du 7 juin, établi dans le 20e. Il était journalier, avait 38 ans et une femme du même âge et journalière elle aussi, et est mort chez lui rue des Lianes. C’est un voisin qui a déclaré le décès. Pourquoi si tardivement?

Joseph Louis, 28 ans. Sans mandat à Charonne. Le mystère s’épaissit… Le registre des décès du 20e arrondissement contient, l’un à la suite de l’autre, deux actes de décès établis le 5 juin. L’un au nom de Jean Toussaint Louis (42 ans), l’autre au nom de Joseph Louis (38 ans), tailleur, deux frères nés en Belgique, tous deux habitant 10 rue des Rondeaux (près du Père-Lachaise), chacun mort le 27 mai « à son domicile ». Et ce sont les mêmes témoins qui ont fait faire les deux actes. Il n’y a pas d’autre inhumation de « Louis » ni à Charonne ni au Père-Lachaise. Il est probable que

  • Joseph Louis est Joseph Louis et que l’âge inscrit dans le registre de Charonne est erroné
  • que, le 5 juin, on ne va pas déclarer à la nouvelle administration du vingtième arrondissement, que les deux frères ont été tués dans la rue, mais bien qu’ils sont morts chez eux…

L’un est dans la liste que nous lisons, mais où est l’autre? Dans les inconnus, forcément…

Célestin Brierre, 38 ans. Sans mandat à Charonne. Je ne lui ai pas trouvé d’acte de décès.

François Marie Courtois, 23 ans. Sans mandat à Charonne. Je ne lui ai pas trouvé d’acte de décès.

Jean Jules Lorne, 31 ans. Sans mandat à Charonne. J’ai trouvé un acte de décès établi le 7 juin à la mairie du 20e, au nom d’un fondeur de 28 ans nommé Charles Pierre Lorne et habitant rue des Rondeaux, lui aussi décédé « au domicile conjugal » le 27 mai. Est-ce le même? Et ce n’est pas tout. Les mêmes témoins, deux  pompiers du boulevard de la Villette, ont déclaré, en même temps (c’est-à-dire un quart d’heure avant), le décès le 25 mai d’un garçon de 7 ans dont ils ne savaient que le nom, mort rue de Calais. Pourquoi des pompiers, dans les deux cas?

Charles Marie Roy, 27 ans. Celui-là a un mandat. L’acte de décès a été établi postérieurement à l’inhumation, le 31 mai. C’est un tailleur de Pierre de 24 ans (erreur sur l’âge au cimetière), il est mort le 27 juin… « au domicile conjugal ».

Jean-Baptiste Salmon, 50 ans. Sans mandat à Charonne. Mais il a un acte de décès établi le 5 juin. C’était un terrassier, il est mort le 27 mai « au domicile conjugal ».

Piguier, 45 ans. Sans mandat. Et aussi sans prénom. Je n’ai rien trouvé.

Jean-Baptiste Delinger, 45 ans. Sans mandat. Je n’ai rien trouvé.

Charles Émile Paquier, 24 ans. Sans mandat. Je n’ai rien trouvé.

Jean Assorgue, 52 ans. Sans mandat. Je n’ai rien trouvé.

Achille Marin Serieyx, 16 ans, du 11e. Sans mandat. Je n’ai rien trouvé.

Louis Jean Baptiste Rochas, 52 ans. Celui-là a un mandat. C’est un vernisseur de 52 ans, habitant impasse Saint-Sébastien — dans le 11e, donc — et décédé « avant-hier à une heure du soir », le 27 mai, donc, puisque l’acte est fait le 29, et « rue de Bagnolet… », les « … » indiquant qu’on ne sait pas à quel numéro. La suite des informations dans le dernier de nos inhumés.

Joseph Louis Hubert, 36 ans. Il a aussi un mandat, son acte de décès suit celui de Louis Jean Baptiste Rochas dans le registre. Il est mort le même jour et à la même heure que celui-ci, lui aussi « rue de Bagnolet… », sauf que c’est aussi « au domicile conjugal ». Ce sont les mêmes témoins qui ont déclaré les deux morts…

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Je n’ai aucune certitude, bien entendu. Mais une conviction profonde. Celle que la plupart de ces morts — ainsi que de ceux des des jours précédents — sont des victimes de la répression versaillaise — qu’il est impossible de décompter.

On me demande souvent, parce que j’ai « compté les morts » dans mon livre sur la Semaine sanglante, « Alors, combien? ». Eh bien, on ne sait pas. On ne peut pas savoir, vous voyez bien…

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J’ai déjà utilisé plusieurs fois la photographie de cette plaque « mal rédigée » que j’ai faite moi-même pour illustrer un très vieil article.

Livre cité

Audin (Michèle)La Semaine sanglante. Mai 1871, Légendes et comptes, Libertalia (2021).