Il n’est pas pensable d’éviter Le Père Duchêne, l’ « autre » quotidien à gros tirage de la Commune.

Données et renseignements inévitables:

  • trois rédacteurs
    • Eugène Vermersch (1845-1878), poète et journaliste
    • Maxime Vuillaume (1844-1925), ingénieur et journaliste
    • Alphonse Humbert (1844-1922), militant blanquiste et journaliste.
  • des articles non signés dont ils assument collectivement la responsabilité — Vuillaume l’a fait très durablement. Jusqu’à ce que le Comité de Salut public de la Commune décrète, le 18 mai, que tous les articles de journaux doivent désormais être signés. Les trois derniers numéros, datés des 20, 21 et 22 mai (en fait des 2, 3 et 4 prairial an 79, le journal est daté dans le calendrier républicain), portent donc la signature collective « les éditeurs E. Vermersch, A. Humbert, Maxime Vuillaume ».
  • style faussement faubourgeois, foutre! en référence à celui du bon bougre et grand ancien Jacques-René Hébert, fondateur du journal de ce titre en 1790.
  • soixante à soixante-dix mille exemplaires par jour — mais qui sont les lecteurs des grandes colères et des grandes joies du marchand de fourneaux?
  • quelques numéros un peu… douteux, je pense en particulier
    • le 11 avril, à un appel à l’arrestation de Gustave Chaudey, rédacteur au Siècle, qui avait été adjoint de Jules Ferry à l’Hôtel de Ville et que Le Père Duchêne tenait pour responsable de la fusillade du 22 janvier — après (ou à la suite de?) cet article, Chaudey fut arrêté, emprisonné et plus tard exécuté par Raoul Rigault pendant la Semaine sanglante,
    • le 17 mai (28 floréal), à l’invective « Tas de lâches! » lancée contre les « minoritaires » de la Commune, avec un « ces noms, les voici » et une liste de « jean-foutres »… qui était publique — un côté dénonciation là aussi… d’autant plus mal placée que Le Père Duchêne (en la personne de Vermersch) n’a pas montré un immense courage dans les jours qui ont suivi.

Les numéros du Père Duchêne sont en ligne sur le site archivesautonomies.org. Pour donner une idée du style en restant dans l’esprit des premiers jours d’avril et des articles précédents de ce blog, je cite un passage sur la guillotine dans le numéro du 7 avril (18 germinal):

Les bons patriotes ont brûlé aujourd’hui la guillotine,

Et la Commune leur adressera, le Père Duchêne le pense bien, ses plus grandes félicitations et ses plus beaux remerciements.

Il pense bien aussi qu’elle va supprimer le bourreau de Paris.

Est-ce que c’est un métier de couper le cou aux gens?

Mais pour que la Commune brûle toutes les guillotines et supprime tous les bourreaux,

Il faut vous tenir tranquilles, citoyens réactionnaires!

Plus de guillotines pour les réactionnaires;

Pas plus que les républicains!

On a brûlé aujourd’hui la guillotine de M. Thiers,

Mais il saurait bien où trouver du bois pour en faire d’autres, le jeanfoutre!

Dans l’esprit « histoire humanisée » qui anime ce blog, je consacre la suite de cet article au numéro du 9 avril (20 germinal). Laissez-moi vous raconter une histoire. Le 5 avril 1871, à midi, une couturière nommée Marie Juquet, qui habitait 34 rue du Cherche-Midi, dans le sixième arrondissement, accoucha d’une petite Marie — de père non dénommé, dit l’acte de naissance. Marie Juquet (mère) avait vingt-quatre ans et un petit Maxime de six ans et demi — lui aussi de père non dénommé.

Un enfant de père non dénommé, c’est un peu comme un article non signé…

C’est la naissance de cette petite, que le mariage de ses parents devait légitimer, à Genève, le 7 août 1873, que Le Père Duchêne fêta dans son numéro 25.

Il a une fille!!!

Le Père Duchêne

Vous pouvez lire le numéro complet en cliquant ici. J’en reproduis une partie:

 Oui, c’est positif,

Le Père Duchêne a une fille,

Et bien portante, encore,

Et que ça fera plus tard une rude gaillarde bien venue, haute, en couleurs, et ayant l’œil!

Ah! Foutre!

Ça lui fout du chien au ventre, ça,

Et en commençant aujourd’hui sa feuille, il adjure tous les bons citoyens de bien élever leurs enfants, — comme la fille du Père Duchêne!

Ce n’est pas pour se donner des gants,

Mais le Père Duchêne peut affirmer que voilà une fille qui recevra une éducation bougrement bonne!

Ah! Nom de dieu!

C’est si important, ça!

Si vous saviez, citoyens, combien la Révolution dépend des femmes;

C’est alors que vous ouvririez l’œil sur l’éducation des filles,

Et que vous ne les laisseriez pas, comme on a fait jusqu’ici, dans l’ignorance!

Foutre! Dans une bonne République on doit peut-être faire encore plus attention à l’éducation des filles qu’à l’éducation des garçons;

Parce que vous savez, patriotes, c’est sur les genoux des citoyennes que nous bégayons nos premières paroles, — que nous recueillons nos premières idées, — et que nous ouvrons les yeux de notre pensée aussi bien que ceux de notre corps!

Eh bien!

Une bonne citoyenne qui est instruite, qui sait son affaire, et qui ne se laisse pas mener par le bout du nez par les jean-foutres de calotins, — une vraie citoyenne en un mot est une bonne mère de famille.

Je vous laisse lire la suite dans le journal lui-même. L’idée de la plus grande rentabilité sociale des études pour les femmes était aussi, à cette époque, un des credos des nihilistes russes, ce qui pourrait nous rapprocher de nos amis Kowalevski…

Mais revenons au Père Duchêne. Je ne sais pas lequel des trois larrons a écrit l’article. Je penche pour Eugène Vermersch, à cause d’une phrase d’une lettre qu’il écrivit de Londres à Maxime Vuillaume, le 13 juin 1873:

Quant à ta fille, bien que je sois un peu son parrain, je ne la connais pas encore, mais je pense que bon sang ne peut mentir et que ce sera une gaillarde qui n’aura pas froid aux yeux, comme disait l’autre.

Ah oui! J’oubliais de le dire! La fille du Père Duchêne était celle de Maxime Vuillaume: dans ce cas l’auteur est connu — bien qu’il n’en parle jamais lui-même. C’est dans l’index réalisé par Maxime Jourdan pour l’édition des Cahiers rouges que j’utilise que j’ai appris le nom de Marie Juquet, grâce auquel j’ai pu trouver ces renseignements d’état civil sur elle et sa fille. Et, comme il y a une mention marginale ajoutée à l’acte de naissance, je peux vous dire que la gaillarde a vécu jusqu’en janvier 1954.

Livre cité

 Vuillaume (Maxime), Mes Cahiers rouges Souvenirs de la Commune (avec un index de Maxime Jourdan), La Découverte (2011).