L’article précédent évoquait le 31 octobre 1870 dans le dix-neuvième arrondissement. Voici des articles « à chaud » sur le 31 octobre à l’Hôtel de Ville. Il sont parus dans La Patrie en danger, le journal de Blanqui, daté du 3 novembre 1870. Pour commencer, l’éditorial de Blanqui (qui a été reproduit en volume dès 1871) et l’article d’Albert Regnard (que je n’ai pu lire que sur un microfilm de la BnF, d’où peut-être quelques erreurs de lecture).
À la suite de la capitulation de Metz, des bataillons républicains « prennent » l’Hôtel de Ville de Paris. Blanqui et Regnard vont expliquer la suite. Je précise que « républicain » signifie ici des quartiers populaires, alors que « bourgeois » (« jésuite », dit même Blanqui) signifie des quartiers bourgeois (aristocratiques, dit aussi Regnard). Les 15e, 17e et 106e étaient des bataillons du septième arrondissement.
La loyauté du gouvernement
Le Gouvernement de la désertion nationale [son nom officiel est « de la défense nationale »] vient de donner au grand soleil la mesure de sa bonne foi.
Hier il avait spontanément accordé, par l’organe des maires, les élections municipales, et dans la nuit, à la suite de longs pourparlers, il avait également concédé la réélection des membres du Gouvernement [qui n’avaient jamais été élus], pour le mardi 1er novembre.
À cette condition solennellement débattue et acceptée de part et d’autre, les citoyens installés par le peuple dans les salles de l’Hôtel de Ville consentaient l’évacuation du palais par les bataillons républicains.
À vrai dire, nous comptions peu sur la loyauté de nos adversaires; ils avaient trop souvent fait leurs preuves. Dès le lendemain, leur parole était violée, non pas avec franchise mais avec un tour essentiellement loyolesque.
Au lieu de procéder aux élections ils demandent: voulez-vous élire, oui ou non? — Le plébiscite ressuscité avec toute la morgue dictatoriale! Il leur manquait ce dernier point de ressemblance avec Bonaparte. Ils n’ont pas voulu se le refuser.
Les journaux réactionnaires poussent avec ardeur le pouvoir à une violation plus scandaleuse encore de sa parole. À merveille, — il ne peut rien refuser aux trois bataillons jésuites du Faubourg-Saint-Germain, les 15e, 17e et 106e, son seul appui dans la garde nationale, en y joignant les mobiles bretons.
C’est l’armée catholique qui a gagné par une trappe [voir les souterrains ci-dessous] la bataille de l’Hôtel de Ville. Que l’Univers [le journal le plus clérical] illumine!
BLANQUI
La journée du 31 octobre
Le moment n’est pas venu de l’apprécier, mais seulement de la raconter.
La capitulation de Sedan avait fait le 4 septembre; la capitulation de Metz, de monsieur le maréchal Bazaine, aussi ignominieuse, n’a pu faire le 31 octobre.
Cependant, l’élan fut tout aussi unanime, l’indignation fut aussi violente. Spontanément, sans mot d’ordre autre que celui de la conscience publique outragée, de la France trahie, plus de cinquante mille hommes se trouvaient réunis à deux heures sur la place de Grève [de l’Hôtel de Ville].
À trois heures, le peuple était maître de l’Hôtel de Ville.
À quatre heures, du haut du balcon de la cour vitrée, Flourens proclamait, au milieu des acclamations, les noms des nouveaux élus du peuple. Le gouvernement de la défense était gardé à vue dans la salle située à l’extrémité du pavillon Sud.
—
À ce moment même, une faute immense était commise. Les révolutions bourgeoises ont ce privilège, n’étant qu’à la surface, de réunir tous les suffrages, y compris ceux des réactionnaires. On crut qu’il en irait comme au 4 septembre. L’Hôtel de Ville balayé, tout le monde s’en fut.
À cinq heures, la place de Grève était à peu près vide. Parmi les membres du nouveau Gouvernement — nommé pour quarante-huit heures, qu’on ne l’oublie pas — Flourens seul était là. Il s’était transporté dans la salle où étaient réunis MM. Trochu, Jules Favre, Jules Ferry, Garnier-Pagès, le général Tamisier [commandant des gardes nationales de la Seine], etc. On s’épuisait en pourparlers, ces messieurs refusant obstinément de céder au vœu général.
Seul, le citoyen Dorian promettait de veiller à la prompte et sincère exécution, en ce qui concerne l’élection de la Commune.
Le temps passait. La situation pouvait se modifier d’instant en instant; aucune mesure n’était prise.
Un des assistants proposa, aux acclamations générales, de mettre immédiatement en état d’arrestation les membres du Gouvernement de la défense. Les ordres manquent.
À six heures arrivent les citoyens Mottu, puis Millière, Ranvier, Blanqui.
Cependant, le 106e est expulsé et remplacé par un bataillon républicain. Mais dans la bagarre et sans qu’on puisse savoir à qui la faute a incombé, le général Trochu s’est esquivé, bientôt suivi de Jules Ferry. Il était environ sept heures et demie.
—
Le citoyen Blanqui continuait à pourvoir aux besoins les plus urgents. Il est faux qu’il ait délivré des ordres touchant à l’occupation du ministère des finances [sur ce point, voir l’article d’Henri Verlet qui suit]. La plupart de ces ordres avaient pour but la sûreté des forts ainsi que des remparts et le secret de nos discussions.
À ce moment, il voulut se rendre dans la salle voisine pour y trouver Flourens. Presque aussitôt la porte se referme sur lui. Cette salle intermédiaire, véritable boîte à surprise, machinée comme un plancher d’opéra, venait de se remplir comme par enchantement d’un nouveau piquet de réactionnaires. C’était cette fois le 17e bataillon.
Blanqui reconnu est immédiatement assailli de coups de poings et de bourrades, renversé sur une table, à demi tordu. Il est rejeté violemment dans un corridor, où il tombe presque inanimé, les vêtements en lambeaux. Cela a toujours été le privilège et la gloire réactionnaire d’assommer les gens sans défense, surtout les vieillards. Les sergents de Piétri étaient dépassés.
Cependant, devant un pareil spectacle, quelques âmes s’émeuvent; on crie: un blessé! et des gardes de ce même bataillon, plus humains, lui portent secours.
—
Un peu ranimé, notre Rédacteur en chef est entraîné de nouveau jusqu’au rez-de-chaussée. Quelques-uns des tirailleurs de Flourens le reconnaissent; l’un d’eux, apprenant qu’il est prisonnier, interpelle ses geôliers. Un garde du 17e bataillon s’élance et, le saisissant à la gorge, se met en devoir de l’étrangler.
Le franc-tireur décharge un coup de son revolver, qui n’atteint personne mais met en fuite les gardes nationaux. Le prisonnier, resté seul entre les deux partis, leur adresse quelques représentations sur les inconvénients terribles d’une fuite en pareil moment.
Blanqui, ainsi délivré, remonte dans l’intérieur de l’Hôtel de Ville. À son grand étonnement, tout a changé de face. Accueilli par d’unanimes acclamations, il revient prendre place au bureau où déjà étaient installés les citoyens Flourens, Millière, Delescluze, Ranvier et Mottu. Il pouvait être onze heures; le 17e bataillon venait d’être expulsé.
Cependant les bataillons républicains sur pied depuis le matin, harassés, affamés, avaient vu leurs rangs s’éclaircir peu à peu.
Par contre, le rappel se battait dans les quartiers aristocratiques. Un certain nombre de bataillons se réunissaient place Vendôme. Bientôt, ils sont dirigés sur le siège du gouvernement. En même temps, vers les deux heures du matin, arrive Jules Ferry à la tête d’un bataillon de mobiles, qui essaie d’enfoncer l’une des portes principales de l’Hôtel de Ville.
La porte, barricadée avec deux voitures, tient bon. Les coups redoublent. Une grande animation régnait parmi les bataillons républicains ainsi assiégés. Le sang allait couler.
—
Les membres de la nouvelle Commission veulent empêcher à tout prix un pareil malheur. Ils se rendent près du citoyen Dorian.
Celui-ci rappelle que le Gouvernement a rendu un décret pour les élections municipales et qu’il a proposé sa propre réélection. Ce que le peuple n’a pas accepté, dans la crainte que d’ici-là les garanties de l’armistice ne fussent accordées.
Actuellement, dit le citoyen Dorian, les membres du Gouvernement de la défense consentent à se soumettre à la réélection.
La garantie paraît insuffisante à la nouvelle commission; les membres en question étant alors prisonniers. Elle demande l’adhésion des citoyens Trochu et Jules Ferry. Celui-ci, interpellé à la porte, qu’il s’obstine à battre en brèche, déclare accepter la condition.
—
Il est alors convenu: 1° que les républicains évacueront l’Hôtel de Ville et sortiront avec les membres du gouvernement.
2° qu’il ne sera pas donné suite [?] à l’affaire, de part et d’autre nous avons protesté.
À la suite de cette convention, tout le monde descend. Mais, arrivés dans la cour, les deux partis se trouvent en présence d’un bataillon de mobiles massé sous une large voûte et présentant un triple front de baïonnettes. Cette nouvelle bande avait pénétré par les souterrains qui font communiquer l’Hôtel de Ville avec la caserne ci-devant Napoléon [entre l’Hôtel de Ville et la caserne Lobau, de l’autre côté de la rue Lobau].
Invités à relever la baïonnette, les mobiles refusent. Un chef de bataillon s’avance et invective les Républicains. D’autres, plus habiles, s’approchent du citoyen Dorian, lui serrent les mains, et cherchent à l’entraîner au milieu d’eux. Celui-ci, en homme loyal, se refuse absolument à se séparer des Républicains. On remonte dans les appartements.
—
Là des contestations s’engagent, avec une certaine véhémence, entre les deux gouvernements. Sur la nouvelle de ce qui vient d’arriver, les soldats républicains se refusent, à leur tour, à laisser sortir les membres du gouvernement de la défense.
L’entente finit par s’établir. Il est convenu que tout le monde sortira par la porte qu’occupe la garde nationale. Les membres prisonniers partent avec Delescluze, Millière, etc. Puis Flourens, Blanqui avec le citoyen Tamisier, auquel il donne le bras, et derrière eux tous les républicains restés dans l’Hôtel de Ville.
Ainsi finit cette journée. Sic volvere fata.
A. Regnard
*
Dans l’article suivant, des précisions… (à suivre, donc).
La manchette « Vive la Commune » du journal daté du 2 novembre 1870 a (encore une fois) été photographiée dans un lecteur de microfilms de la BnF. Photo de très mauvaise qualité… Mais beau titre!
*
Livre utilisé
Blanqui (Auguste), La Patrie en danger, recueil d’articles préfacé par Casimir Bouis, Chevalier (1871).