L’article signé Jules Vallès qui suit paraît (ou plutôt ne paraît pas) dans l’unique numéro du Drapeau, le 18 mars 1871 (voir l’article consacré à ce journal). Il est accompagné du commentaire suivant:

Cet article est écrit depuis quelques jours. Notre ami J. Vallès nous l’a laissé, en partant pour Bruxelles où il est actuellement et nous nous faisons un devoir de le reproduire.

Nous sommes heureux d’apprendre à nos lecteurs que le citoyen Vallès nous a promis sa collaboration quotidienne.

Jules Vallès n’était pas en Belgique mais bien à Paris, caché chez Henri Bauër.

Un criminel de Belleville

Revenons un peu en arrière.

Le 31 octobre est jugé.

Un tribunal de soldats a acquitté tous ceux qui, au nom du traité conclu dans cette nuit au dénoûment sinistre, n’auraient jamais dû être arrêtés ni poursuivis.

L’épée des juges des conseils de guerre a souffleté les parjures de l’Hôtel de ville et elle les cloue, lâches et vils, au pilori de l’histoire.

Il n’y a eu, en dehors des contumaces toujours condamnés, que deux accusés frappés, Goupil et moi; nous le sommes pour des faits que ne pouvait couvrir la convention. [Les quatre phrases, depuis « Le 31 octobre » jusqu’ici, ont été reprises dans le chapitre XXIII de L’Insurgé. Edmond Goupil, un médecin, sera élu à la Commune par le sixième arrondissement et en démissionnera le 7 avril.]

Je suis heureux de mon malheur, parce qu’il sert à la honte de l’Hôtel de ville et à la glorification des insurgés.

Merci, au nom de mes amis.

C’est comme homme de la Villette et de Belleville que j’ai été condamné.

Merci encore!

Nous nous trouvâmes quatre mécréants sur la place publique, le 6 septembre: Oudet, Ranvier, Mallet et moi, tous les quatre des assommés, des bâillonnés et des affamés de l’empire.

Il pleuvait; la pluie refroidissait déjà les larmes dans les yeux des républicains levés vers l’horizon. Nous avions de la mélancolie plein le cœur, et il y avait des brouillards plein le ciel. On regrettait presque la mansarde tranquille de l’exil, la cellule pavée de briques rouges, le bureau pauvre du journal toujours menacé, mais toujours menaçant, en face de cet Hôtel de ville muet et triste, d’où ne s’échappaient pas les cris qui soulèvent les peuples et hurlent la victoire.

Au nom de la patrie en danger, pas un coup de tambour et pas une sonnerie de clairon!

La place était pleine de monde, mais elle était aussi silencieuse et morne; quelques isolés seulement criaient: « Mort à l’ennemi! »

Nous nous éloignâmes désespérés et l’on remonta vers Belleville.

Là, peut-être, sur cette terre classique de la révolte, dans ce pays du travail pénible, on était prêt à la bataille et l’on voulait mourir pour la patrie. Il fallait tâter le pouls des plébéiens.

On courut à travers les rues, cherchant une salle où convoquer le peuple; il n’y avait pas d’argent pour payer le loyer d’un soir, ni pour mettre de l’huile dans les lampes.

On s’empara d’un café, je crois, en promettant au patron de lui donner comme recette les sous qui tomberaient dans une corbeille; il prêta sa salle, fournit le gaz. [Et même un broc et un veau braisé, si l’on croit L’Insurgé, chapitre XIX.]

Nous allâmes à la plus prochaine caserne, et l’on ramena un clairon.

— Monte sur cette chaise, dit Oudet, et sonne pour la Révolution!

Il sonna, et le peuple de Belleville fut prévenu que l’on parlerait, ce soir-là, aux Folies-Desnoyers, de la République et de la guerre.

On en parla.

Je sortis de ce club, frémissant d’émotion et d’espoir.

Tandis que nous étions à la tribune, un coup de feu avait été tiré, et soudain des armes étaient sorties de toutes les poches. On croyait à une attaque des soudards de l’empire non désarmés, et l’on allait crânement engager la bataille, à coups de pistolet ou de couteau. Les armes disparurent sur un signe, dès qu’il fut entendu qu’il n’y avait pas à se battre.

Cet enthousiasme, ce courage, ce calme, tout cela frappait ma raison et mon cœur. Je résolus de vivre au milieu de ce peuple et de choisir ce coin noir pour patrie.

J’ai vécu là deux mois moins six jours; — on me fait payer par six mois de prison ce temps d’émotions généreuses et honnêtes. C’est injuste, mais ce n’est pas cher.

J’ai pu voir de près cette population vaillante au moment du tumulte, et je suis autorisé pour la défendre.

Eh bien! pendant ces jours où la baïonnette était reine, y a-t-il eu jamais attentat contre un homme, coup de pillage contre une maison!

Non, ce faubourg calomnié a gardé tout le temps une calme et superbe attitude; sa torche a brillé, claire et vive comme une étoile.

Les factieux ont été ceux qui devaient faire l’ordre, panser les plaies, élever l’âme et soutenir le courage de cette foule, tout d’un coup livrée à la famine et promise par la guerre à la mort.

Il y a eu, sur ces hauteurs de Belleville et de la Villette, des hommes dont la sottise et la cruauté ont été pour les pauvres une perpétuelle injure et un éternel danger.

Ce sont les révolutionnaires qui conjurèrent la tempête.

Que de fois, j’ai dû empêcher des compagnies en armes, des femmes en fureur, des pauvres en délire, d’aller cerner cette mairie, d’où est partie la dénonciation qui va pendant six mois m’obliger à vivre proscrit ou prisonnier!

J’en appelle à tous, à ceux même qui auraient tourné leurs fusils contre nous, un jour de bataille sociale, comme à ceux qui nous auraient fait l’honneur de combattre avec nous, la révolution a-t-elle, dans ces quartiers maudits, commis un crime, une faute, moins que cela, une brutalité? Citoyens du 191e, hommes d’honneur, j’en appelle à vous! j’en appelle à vous tous, soldats des bataillons bourgeois ou plébéiens!

Il faut que Paris le sache et que la France tout entière le sache aussi! Ce Belleville désigné à toutes les colères, à toutes les haines, et qu’on ferait volontiers échancrer même par le canon prussien, c’est un pays où l’on aime à sentir près de soi son fusil, mais c’est un pays honnête, où l’on travaille dur quand il y a de l’ouvrage, et qui ne se fâche justement que quand la besogne manque ou que le déshonneur déborde!

J’ai six mois de prison pour avoir dans ce pays-là, la nuit du 31 octobre, proclamé la Commune et avoir maintenu l’ordre autour de ce drapeau de la révolution. Le jugement ajoute que j’ai séquestré un maire! Si je ne l’avais pas séquestré, il pouvait passer un quart d’heure qui lui aurait paru plus long que mes six mois. [Le récit de la séquestration du maire Richard du dix-neuvième arrondissement dans son armoire est un des passages les plus réussis, à mon goût, de L’Insurgé. Il y a aussi l’histoire du sergent qui, le 11 mars, se fatigue, pendant un quart d’heure, à faire comprendre à Vallès qu’il doit « foutre le camp ». Ce qui explique pourquoi Vallès n’est pas en prison, mais bien chez son ami Bauer.]

Va pour six mois! — Ils me laisseront à Paris, je pense, et je pourrai de mes fenêtres voir la sentinelle qui veille autour des canons, là-haut au sommet du faubourg.

Jules Vallès

*

J’ai utilisé le texte de l’article du Drapeau, avec sa ponctuation et sa capitalisation.

L’image de couverture est encore un détail de toujours le même plan de Paris. Entre l’usine à gaz, le gazomètre, les ateliers des chemins de fer, la gare aux marchandises, le canal, le chemin de fer de ceinture, le marché aux bestiaux, le dépotoir et les abattoirs, le morceau du Paris ouvrier vivant dans lequel Jules Vallès a proclamé la Commune le 31 octobre. La mairie du dix-neuvième était alors rue de Bordeaux… qui s’appelait déjà rue de Crimée. Les lecteurs attentifs auront reconnu, dans la rue d’Allemagne (qui portait ce nom parce qu’elle allait vers l’Allemagne), notre avenue Jean Jaurès. N’hésitez pas à cliquer sur ce lien pour voir le plan original dans son intégralité.

Ajouté le 18 mars 2018: le Drapeau est aujourd’hui en ligne sur le site archivesautonomies.org.