Le texte qui suit, publié sous forme d’article dans Le Peuple de Jules Vallès le 12 février 1869, est extrait du remarquable livre de François Pardigon, Épisodes des journées de juin 1848, paru à Londres en 1852.

Remarquable, ce livre l’est par ses qualités de témoignage — le « témoignage » a été publié en « feuilleton » entre le 5 avril et le 26 mai 1849 dans le Journal de la vraie République — et d’analyse — notamment par son introduction ajoutée pour la publication en volume –, mais aussi par sa singularité.

Comment sont traités les vaincus…

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Les horreurs de Paris

Épisodes des journées de Juin 1848 – Le caveau des Tuileries

On nous menait aux Tuileries.

Aux Tuileries, pensions-nous, on trouvera de la place pour nous loger. Dans cet espoir, nous nous acheminions volontiers vers l’immense édifice. C’était dans la matinée du dimanche, 25 juin ; nous en étions à notre quatrième prison et nous avions toujours été de mal en pis.

Atroce déception ! Nous pénétrons dans un vestibule, on ouvre une première grille à gauche, nous descendons une vingtaine de marches et nous voilà en face d’une nouvelle grille donnant entrée dans un caveau. Elle roule sur ses gonds et puis, une fois refermée sur nous, nous parque dans un nouveau monde, à part de l’autre monde, dans un enfer dont ce récit ne donnera qu’une idée pâle et incomplète.

Nous sommes dans l’étroit boyau qui établit une communication souterraine entre le château des Tuileries et la terrasse du bord de l’eau.

En entrant, nous pataugeâmes dans une espèce de boue dont je ne compris pas d’abord la nature. Au bout de quelques pas, nous allâmes dans l’obscurité, car la partie du caveau qui traverse le jardin n’a pas de côté à découvert, d’où il puisse prendre de l’air et du jour, ce qui a lieu, au contraire, pour la partie supérieure qui s’étend sous la terrasse. A mesure que nous avancions, une chaleur malsaine nous frappait le visage, et quelque chose d’âcre et de pénétrant nous fatiguait les paupières et nous suffoquait à la gorge.

Nous accomplîmes enfin ce rude trajet à travers une masse compacte d’hommes à la physionomie altérée. Ces premiers moments nous furent affreux, et c’est le corps oppressé que nous touchâmes le fond du caveau, car les nouveaux venus devaient toujours passer au fond. C’était néanmoins la partie la plus saine. Les urines qui avaient détrempé cette boue dont j’ai parlé, n’y séjournaient pas ; elles suivaient la pente et allaient former vers le bas des flaques infectes où piétinaient un millier d’hommes.

Le sol était recouvert en bitume, les murs cimentés, et les eaux ne pouvant filtrer, la mare allait toujours croissant et envahissant.

La nuit vient. — Le sol, sous nos pieds, n’était qu’humide, nous étions les moins entassés, nous cherchâmes une disposition qui nous procurât un peu de repos. Rangés sur deux files contre la paroi, nous nous assîmes par terre en nous adossant au mur ; nous nous renversâmes sur le côté, tous dans le même sens, la tête de l’un sur l’épaule ou sur le flanc de l’autre ; les jambes repliées et les genoux emboîtés dans les jarrets les uns des autres. Le caveau était si étroit, que si l’un de nous allongeait ses jambes, il portait ses pieds dans la poitrine de l’homme qui était en face. En un mot, nous étions, selon une énergique expression que j’ai recueillie, couchés en chien de fusil. Il va sans dire que peu après, nous reconnûmes que nous nous étions infligé à nous-mêmes un supplice auquel nous ne pouvions échapper qu’en nous redressant sur nos jambes.

Quelle nuit ! Il en irait par moments que des masses d’hommes, brisés par des postures incommodes ou succombant debout à la fatigue, roulaient les uns sur les autres ; c’était un ébranlement général, des cris, des gémissements qui couraient d’un bout du caveau à l’autre, et l’agitaient comme une chaîne à ses deux extrémités.

Cela nous valait des menaces sauvages du haut des lucarnes ; à coups de feu on imposait silence à ces tourments intolérables. Chaque détonation était suivie d’une immobilité de tombeau. L’ordre régnait dans le caveau… comme dans un cimetière !

Par instants aussi, dans le calme général, quelques fous se lovaient, poussant d’horribles cris, expression de la terreur qui remplissait leur âme. Mes oreilles n’avaient jamais perçu de tels accents ; il y avait quelque chose qui n’était plus d’une voix humaine, et pourtant, cela vous déchirait cruellement les entrailles. Leurs discours accouplaient des idées incohérentes ou bizarres : — « On me vole ! on m’assassine ! mon portefeuille ! Eh ! donc, eh ! brigands ! brigands !! — » Ils se dressaient, ces malheureux, comme des fantômes, s’efforçant de fuir, culbutant les uns, foulant aux pieds les autres, trébuchant sur leurs genoux et galopant au milieu de tous les obstacles, « comme à travers un champ de carottes, » ainsi s’exprimait à côté de moi un ouvrier.

Non, je n’ai pas oublié ces exclamations, ces cris, avant-coureurs de quelque détonation, si bien prévue, qu’il était répondu de toutes parts dans les angoisses de l’attente : — Ce n’est pas ici ! non ! ce n’est pas ici ! ne tirez pas ! aïe ! aïe !!
Tout à coup éclatait un bruit sourd, mat, sans vibration dans ce caveau aux parois massives, bas, étroit et gorgé d’hommes. C’était un nouveau coup de fusil au tas… le plomb, fouillant dans l’ombre, savait se choisir au hasard une victime.
Combien, en écrivant ces lignes, je sens que le récit est impuissant à reproduire l’horrible réalité !!…

Quand le lever du soleil nous envoya quelques clartés par les soupiraux, il nous sembla que nos maux nous étaient enlevés ! Nous n’avions de moins que les ténèbres !

J’avais compris, durant cette nuit, qu’à un certain ordre matériel était attaché notre vie à tous. Nous étions plusieurs que le sang-froid n’avait pas abandonnés. Nous nous divisâmes la besogne. Chacun de nous s’appliqua à former des brigades de vingt hommes avec un brigadier, pour assurer à tous la distribution du pain et de l’eau, et en même temps, retenir les fous qui se multipliaient dans une progression effrayante.

Je redescendis, organisant ainsi le caveau jusque vers la grille d’entrée. C’est surtout là que des flaques profondes d’urine et d’ordures exhalaient de putrides et méphitiques émanations, bien plus nuisibles dans le reste du caveau qu’elles empoisonnaient d’une atmosphère lourde et dormante, qu’à l’endroit même, où l’air fréquemment renouvelé nous permettait de conserver nos forces, malgré un contact révoltant et une odeur insupportable.

Vers le centre, des centaines de malheureux succombaient à une asphyxie lente. Ils étaient dans un état de marasme et d’atonie dont on ne se fait pas d’idée ; ils avaient cessé d’être sensibles au présent et de se préoccuper de l’avenir, indifférents à leur propre sort. Plusieurs étaient couchés à terre et foulés, qu’on essayait vainement de relever. Leur bouche, près du sol, aspirait à longs traits l’acide carbonique que sa pesanteur y condense. Ils précipitaient leur mort.

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La suite à demain, affichait Le Peuple. Ce sera donc notre prochain article.

L’importance des « journées de juin », grandes oubliées de l’histoire, dans la formation de la génération de Vallès, n’est plus à redire. Vallès avait toujours dit vouloir écrire l’histoire de sa génération… en particulier dans l’annonce, à la suite de cet article, dans Le Peuple, que je reproduis ici.

Le livre ne fut jamais écrit.

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Cet article a été reproduit sur le site archivesautonomies.org.

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Il y a peu de témoignages iconographiques des journées de juin. On trouvera sans mal des belles images de héros (et même d’une héroïne) de l’ordre combattant les insurgés, ou de « victimes » de ces mêmes insurgés. L’histoire a été écrite — et dessinée — par les vainqueurs, comme toujours, mais celle-là a été peu retouchée. J’ai cherché une image sur Gallica. Entre beaucoup d’autres barricades prises d’assaut vues du côté des assaillants, j’ai trouvé cette barricade de la rue de la Folie-Méricourt (sur Gallica, donc). 

Le livre de François Pardigon est aujourd’hui disponible, grâce aux Éditions La Fabrique, avec une remarquable présentation d’Alix Héricord.

Livres utilisés

Pardigon (François)Épisodes des journées de juin 1848, Jeffs (1852), — Épisodes des journées de juin 1848, présenté par Alix HéricordLa Fabrique (2008).

Oehler (Dolf), Juin 1848, Le Spleen contre l’oubli, La Fabrique (2017).