Suite du témoignage de François Pardigon, ce deuxième article a été publié dans Le Peuple le 13 février 1869.

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Les horreurs de Paris

Épisodes des journées de Juin 1848 – Le caveau des Tuileries

Nous étions, en outre, tourmentés par une soif dévorante. L’eau nous manquait. Je fis signe aux gardes nationaux qui avaient leur poste de l’autre côté de la grille que je désirais leur parler. On me permit d’approcher, et je franchis, en m’éclaboussant jusqu’aux genoux du mélange infect que je traversais, un espace de quinze pas, que nous étions tenus, sous peine de mort, de laisser entre nous et la grille, fermée pourtant.

Notre position était si horrible, qu’ils en parurent un peu touchés. Un gardien du château qui se tint constamment à la grille et qui en gardait les clefs, fit toujours preuve de sentiments d’humanité dont je lui témoigne ici toute ma reconnaissance, — trop heureux d’avoir à le faire : il m’en restera tant à maudire !

Je demandai de l’eau ; on nous en accorda ; on nous donna aussi du pain, moins nécessaire que l’eau ; peu pouvaient manger. Notre ration était, pour vingt-quatre heures, une moitié de pain de munition : je ne sais si c’est le même qu’on distribue aux troupes, toujours est-il qu’il était de la plus mauvaise confection.

Le milieu du jour (lundi 26) arriva. De nouveaux prisonniers vinrent partager, en les augmentant, nos misères. Les choses en furent à ce point, qu’il nous fallut rester debout, massés les uns contre les autres, les bras collés le long des côtes ; les petits étaient littéralement étouffés. A tout instant, on poussait en avant de mains en mains, des prisonniers à moitié évanouis. Nous les exposions à l’air de la grille, et nous leur lavions les tempes et le visage avec de l’eau fraîche.

Mais voilà que par un arrêt, on nous enjoint de ne pas remuer d’un pouce, pour quelque motif que ce soit ; de faire le vide dans la projection des lucarnes, et, — je n’oserais en vérité l’écrire, tant ce me semble impossible, si ce n’était empreint dans ma mémoire en souvenirs ineffaçables — l’on nous défend de tourner, de nos places, la tête vers les soupiraux d’où nous venait un peu d’air et de lumière, toujours, toujours sous peine de mort.

On connait le parterre qui sépare comme un fossé les Tuileries du reste du jardin accessible au public. Les soupiraux qui ouvrent de ce côté sont à hauteur de poitrine.

Il faut avoir vu par ces soupiraux nos sentinelles, le cou tendu, l’œil fixe, les jambes fendues, le fusil abattu, armé et amorcé, la main gauche à la capucine et la droite à la gâchette, toujours prêts à faire feu pour un geste, un froncement de sourcil, comme sur des bêtes féroces. Il y en a qui ont eu la force et le triste courage de rester une heure entière dans cette attitude.

La situation était tendue au dernier point ; des bruits sinistres couraient dans la foule : nous allions être fusillés. La terreur envahissait toutes les âmes ; les esprits faibles ne s’appartenaient plus. Cette heure fit perdre la raison à plus de deux cents personnes. Au même instant, par une coïncidence formidable, un coup de fusil gronda dans le caveau, l’émotion fut indicible, le silence en devint trois fois plus profond, on se crut au commencement de la fin.

Le moment, en effet, paraissait approcher où douze cents hommes allaient s’affaisser misérablement sous le poids de la terreur, ou bien dans un effort désespéré, assaillir la grille et braver la mort.

Ce coup de fusil, au milieu du calme, émut jusqu’aux gardes nationaux toujours menaçants qui gardaient la grille.

— Qu’est-ce donc ? Demandèrent-ils.

Je répondis ce qu’on m’avait appris :

— C’est un pauvre fou à qui l’on vient de brûler la cervelle à bout portant.

L’infortuné, en effet, s’arrachant aux étreintes de ceux qui l’entouraient ; s’était précipité vers le soupirail comme un papillon vers la flamme. Il y avait trouvé la mort.

— Ayez pitié des fous, ajoutai-je.

— Retenez-les.

— Ils nous débordent,

— Étouffez-les… ils vous feront tous fusiller.

— Ah ! fis-je en moi-même, avant d’en venir là, nous y aurons tous passé.

Et par un singulier retour, mon esprit se reporta sur le naufrage de la Méduse ; toutes les horreurs m’en furent expliquées.

Je me retirai tristement, sans mot dire.

— Apportez le cadavre, il faut l’enlever, nous dit un officier.

Deux minutes après, deux hommes parurent, tenant, l’un par les deux pieds, l’autre par les épaules, un homme mort dont la tête presque entière semblait avoir été dévorée par un monstre. Horrible spectacle ! Il ne restait qu’une partie de l’occiput, le menton et la mâchoire supérieure. Plus de nez, plus d’yeux, plus de front, plus de crâne. On l’étendit raide dans l’espace qui nous séparait de la grille.

Les gardes nationaux ne purent sans frémir garder ce spectacle sous les yeux. On jeta sur le cadavre une toile grossière ; aucun d’eux n’osait encore porter la main, pour l’enlever, sur ce tas d’ordures et de lambeaux sanglants qui fut un homme…

F. Pardigon

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Deux mots sur l’auteur: Claude François Pardigon, né le 14 novembre 1826 à Salons, étudiant en droit à Paris, participe à la révolution de (février) 1848 et surtout aux journée de juin, arrêté rue Saint-Jacques, emprisonné aux Tuileries, blessé place du Carrousel au cours d’un transfert, libéré en août, condamné à la déportation après la journée du 13 juin 1849, exilé à Londres, parution de son livre en 1852, arrive aux États-Unis, est à Richmond (Virginie) en 1859, s’engage le 21 avril 1861 et se bat pendant la guerre de sécession (dans les rangs sudistes), enseigne peut-être les mathématiques et le français, publie une brochure sur le maniement de l’épée dans l’infanterie, meurt capitaine et toujours à Richmond le 9 novembre 1879 (et merci à Jean-Pierre Bonnet d’avoir cherché — et trouvé — ces dernières informations).

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Après les massacres, la déportation. La gravure vient de Gallica, là. Il n’est pas certain que ceux qu’elle représente soient des « transportés », qui sont sans doute à fond de cale, mais elle accompagne une liste de noms de ces transportés. 

Le récit de François Pardigon que, comme Le Peuple, j’arrête ici, se poursuit par le grand massacre de prisonniers de la place du Carrousel, dont il fut le seul rescapé, parmi les prisonniers, à livrer un témoignage écrit. La place a été recouverte de sable, plus tard refaite en « Nouveau Carrousel » et le massacre oublié…

à moins que…

Comme je traversais le nouveau Carrousel

C’est du Baudelaire, Le Cygne, vous savez, dont on cite toujours

Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel)

Mais dont je pourrais aussi citer les deux derniers vers

Je pense aux matelots oubliés dans une île,
Aux captifs, aux vaincus !… à bien d’autres encor !

Lisez, relisez Le Cygne (l’édition citée ci-dessous est sur Gallica) — le spleen contre l’oubli, et tiens, le livre de ce titre. Une autre réussite des éditions La Fabrique.

Il reste à signaler que le texte publié dans Le Peuple, et reproduit ici et là, est un peu différent de celui que Pardigon a publié dans son livre. Je suppose que Vallès a utilisé le texte paru en feuilleton dans le Journal de la Vraie République en avril-mai 1849, mais je n’ai pas vérifié (ces numéros du journal ne sont pas sur Gallica).

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Comme le précédent, cet article du Peuple a été reproduit sur le site archivesautonomies.org.

Livres cités

Pardigon (François)Épisodes des journées de juin 1848, Jeffs (1852), — Épisodes des journées de juin 1848, présenté par Alix HéricordLa Fabrique (2008).

Baudelaire (Charles), Tableaux parisiens, in Les Fleurs du Mal, Poulet-Malassis et de Broise (1861).

Oehler (Dolf), Juin 1848, Le Spleen contre l’oubli, La Fabrique (2017).