Comme annoncé dans l’article précédent, je décris la manifestation du 8 octobre.

J’entrelace deux récits.

  • Celui, immédiat et bref, d’un journaliste, paru dans le Rappel daté du 10 octobre, sous le titre « La Manifestation d’hier ». Le journaliste n’a pas signé, c’était peut-être Edgar Monteil. Il écrit dans le style républicain mais conciliant, un peu ironique, qui fait la marque du journal.
  • Et celui, plus personnel, relaté six mois plus tard par un « témoin » pour le Journal officiel (de Paris) daté du 11 avril 1871. Le témoin a signé d’un pseudonyme, Minimus. Je ne sais pas qui c’était. Un plumitif versaillais écrivit plus tard que c’était un pseudonyme de Ferré. Parce que ce dernier était petit… Mais non, certainement pas : d’après le texte, c’est quelqu’un du septième arrondissement (son bataillon est le 106e).

Le texte en vert est celui du Rappel, l’autre celui du Journal officiel (dans ce deuxième cas ce sont seulement des extraits). Le bleu est de moi. Je rappelle que la revendication exprimée par le « Vive la Commune » est celle des élections : on veut élire un conseil municipal, ou conseil communal, ou « Commune ».

À la suite de cette journée, le gouvernement ajourna les élections « jusqu’à la levée du siège ». On élira quand même des maires d’arrondissements après le 31 octobre, au début du mois de novembre. 

LA MANIFESTATION D’HIER

Une manifestation en faveur de la Commune était annoncée pour hier sur la place de l’Hôtel-de-Ville. En voici les péripéties successives :

Une heure de l’après-midi. — De nombreux groupes stationnent sur la place, faisant entendre par instants quelques cris de : « Vive la Commune ! »

À deux heures moins le quart, le clairon sonne sur le quai. C’est le 84e bataillon [un bataillon du 6e] qui s’avance au pas accéléré. Je cherche des yeux des amis, et je ne les trouve pas. La troupe franchit le Pont-Neuf, le quai de la Ferraille, la place du Châtelet, la rue de Rivoli, la Grève.

Deux heures. — La foule augmente. Il y a environ quatre mille personnes devant l’Hôtel de Ville. À ce moment arrive, musique en tête, le 84e bataillon de la garde nationale, sous les ordres du commandant Bixio. Il vient s’installer devant les grilles de l’Hôtel de Ville, et est accueilli par des cris de : « Vive la garde nationale ! Vive la République ! Vive la Commune ! »

Elle [la troupe] se range le long de l’Hôtel de Ville, l’arme au pied, la baïonnette au fourreau. Derrière elle, des gardes mobiles de province occupent les marches de l’escalier, le chassepot au bras. Les portes, sauf une, sont fermées. Peu de visages aux fenêtres.

Un détachement de mobiles ayant en tête le préfet de police Kératry, va prendre position dans les cours de l’Hôtel de Ville, où sont déjà massées deux compagnies de garde républicaine.

Des précautions sont prises contre toute attaque. Mais on est sûr d’avance que le bon sens de la population les rendra superflues. Les auteurs de la manifestation sont sans armes et se bornent à protester contre l’ajournement des élections municipales, en criant : « Vive la Commune ! »

Une foule immense couvre la Grève, le quai, les trottoirs, la rue de Rivoli. Suivant l’invitation reçue la veille, on est sans armes, on est confiant. À chaque instant, les képis et les bras se lèvent. Une formidable acclamation éclate sur toute la ligne : Vive la Commune! Les réactionnaires répondent : « Vive la République! II ne faut pas de division ; il faut soutenir le gouvernement, après nous verrons ; pour le moment, il ne faut songer qu’aux Prussiens. »

Eh ! c’est précisément pour repousser les Prussiens que nous voulons la Commune, pour que tout le monde marche, qu’on aie du pain et des armes. Il faut pousser le gouvernement ; faible, le fortifier ; irrésolu le forcer d’agir. Si les réactionnaires de toutes nuances ont aujourd’hui pour mot d’ordre Vive la République ! c’est qu’ils savent qu’il n’est pas encore temps de crier Vive le Roi ! Ils savent qu’avec la Commune, la République pourrait se défendre, qu’avec elle, on ne se contenterait plus du mot, on voudrait la chose ; qu’avec elle, on serait obligé de marcher, obligé de se battre, obligé de mourir… Ah ! vous criez Vive la République ! Vous voulez refaire Juin [1848], n’est-ce pas ? Vous voulez nous fusiller, nous mitrailler et nous envoyer à Cayenne, quand vous aurez capitulé avec les Prussiens ! Non, mille fois non, vous n’y réussirez pas. Vous n’escamoterez pas la Révolution ! Vive la Commune ! Vive la Commune !

Et dix fois, vingt fois, cent fois, on va de groupe en groupe, fermant la bouche aux réactionnaires, beaux parleurs qui conseillent aux ouvriers de s’en aller et de revenir plus tard en apportant une pétition. Nous savons ce qu’on en fait, de ces pétitions-là. Les carions [poubelles ? cartons?] des ministères nous l’apprendraient au besoin.

[…]

Enfin, voici des amis, des hommes de mon bataillon, surtout C… Si les Prussiens ou les réactionnaires ne lui crèvent pas la poitrine avec leurs balles, ce garçon-là fera parler de lui.

Il se multiplie, il court, il crie, encourage ceux-ci, ferme la bouche à ceux-là… Je le perds de vue. Un instant après, une clameur énorme me fait tourner la tête vers la façade de l’Hôtel de Ville, deux pancartes blanches, portant chacune cette inscription au crayon bleu :

La Commune !

Les fusils sont une menace !

apparaissent au bout d’une canne et d’un parapluie. Des citoyens les promènent, aux acclamations de la foule, sur le front du 84e bataillon.

Un homme sort des rangs : on applaudit avec transport. Les gardes nationaux mettent la crosse en l’air : Vive la République ! Vive la Commune ! On bat des mains, on trépigne, on se croit au but…

Ferry se montre à l’une des fenêtres ; Rochefort regarde, dissimulé dans une embrasure, d’un air embarrassé ; Jules Favre et Picard sont accoudés à une balustrade d’un étage supérieur, et peuvent se rendre un compte exact des scènes dont la place est le théâtre [Ferry, Rochefort, Favre, Picard, membres du gouvernement] ; beaucoup de tumulte et de bruit ; aucune menace.

Deux heures et demie. — La foule est compacte. Les groupes s’animent. Les orateurs en plein vent gesticulent avec vivacité. Arrive le général Trochu, suivi d’une escorte. Reconnu, il est entouré par plusieurs milliers de personnes qui crient sur l’air des lampions : La Commune ! la Commune !et par des gardes nationaux qui ripostent par le cri de : Vive la République.

Deux heures et demie : mouvement à gauche dans la rue de Rivoli. Un groupe de cavaliers fend la foule : c’est Trochu, suivi de Tamisier et de plusieurs aides de camp ; des gardes nationaux à cheval, quatre dragons et quatre gendarmes les escortent. On les salue, mais on crie : Vive la Commune ! [le journaliste n’aurait-il pas vu cette première venue de Tamisier ?]

Trochu prononce quelques mots, qui ne nous arrivent pas ; il passe le long de l’Hôtel de Ville au milieu de clameurs contradictoires, puis sur le quai, entouré par la foule qui le questionne et le presse de céder. Mais il reste sourd à toute instance et ne répond pas aux saluts. On nous affirme qu’il aurait dit : « Pas de Commune ! Au rempart ! »

Presque porté par la foule, qui le sépare de son escorte, le général Trochu parcourt la place de l’Hôtel-de-Ville, puis se retire. À ce moment le canon tonne dans la direction de l’ouest.

Des coups de canon dans le lointain (trois heures moins dix). D’ici, au milieu de cette foule, le retentissement des détonations paraît singulièrement lugubre. Si les Prussiens allaient prendre ce moment pour nous attaquer !

Le temps passe, les discussions continuent, on ne fait rien. Cela devient inquiétant. Belleville va bientôt arriver, Belleville arrive, répète-t-on, — et Belleville ne paraît pas.

À suivre

*

La classique image utilisée en couverture est parue dans Le Monde illustré le 15 octobre 1870, elle représente donc une réalité strictement contemporaine de cette manifestation. Ce journal est sur Gallica, là.