Suite de l’article précédent. Toujours en vert l’article du Rappel du 10 octobre, en noir celui du Journal officiel du 11 avril 1871. Et mes commentaires en bleu.

Sur ces entrefaites passe, musique en tête, dans la rue de Rivoli, le 108e bataillon [du dixième arrondissement] qui se rend aux remparts. En passant devant l’Hôtel de Ville, il crie : « Vive la Commune ! »

Trois heures. — On bat le rappel dans tout Paris. Les gardes nationaux se croyant appelés aux remparts, sortent en toute hâte, fusil sur l’épaule, couverture en bandoulière. Mais leurs commandants les amènent, tambour battant, sur la place de l’Hôtel-de-Ville.

Voici venir successivement le 149e bataillon, puis le 169e, le 13e : c’est le débouché de la contre-manifestation.

Les groupes contraires à la Commune se multiplient. Des orateurs suspects pérorent sur le trottoir : ce sont les mêmes blouses blanches, les mêmes figures de sergents de ville, les mêmes têtes de mouchards ; qui disait donc que Kératry s’en allait ? Ils deviennent nombreux. Ils crient :

À bas la Commune ! et Vive la République ! 

C’est décidément le mot de la journée.

On entend le tambour : les bataillons des quartiers riches vont venir… Un détachement du corps auxiliaire du génie prend position en travers de la place.

Au milieu d’un groupe épais, un individu à chapeau noir et à longues moustaches traite l’un d’entre nous de Prussien, d’agent de Guillaume, de vendu à Bismarck… Protestations, bousculade…

Trois heures et demie. — Le général Tamisier, accompagné de quelques officiers d’état-major et de deux dragons, s’avance à cheval au milieu des groupes et les harangue.

Voici Tamisier qui débouche une seconde fois avec des gardes nationaux à cheval à l’entrée de la Grève. D’abord, n’entendant crier autour de lui que :

Vive la Commune !

il répète trois fois ce cri. Puis, parvenu au milieu de groupes hostiles à la manifestation, il ne crie plus que :

Vive la République !

Le vieux général a peine à fendre la foule. Il paraît ahuri et accablé ; il découvre ses cheveux blancs et réclame du geste le silence. Les gardes de son escorte le troublent eux-mêmes en criant contre la Commune. Enfin il place quelques mots. Il parle des Prussiens, du rempart, de marcher à l’ennemi ; de désencombrer la place.

Et pour y parvenir, ajoute-t-il, puisque vous êtes de mon avis (Oui ! — Non ! — Oui !), venez tous avec moi à l’ennemi ! Vive la République !

La foule répond : Vive la République ! En vain nous crions :

Vive la Commune républicaine !

En vain quelqu’un ajoute indigné : C’est une manœuvre !

Il [Tamisier] adjure la population de résister aux suggestions des agitateurs et de se rallier autour du gouvernement pour faire face à l’ennemi qui menace nos murs.

— Il y a une voix, s’écrie-t-il, plus éloquente que la mienne, c’est celle du canon.

Ces paroles paraissent répondre aux sentiments de la foule. On applaudit.

Tamisier entraîne derrière lui les bourgeois réactionnaires et les ignorants trompés. Ces derniers croient aller au rempart. Le général les quitte rue de Rivoli.

Le général et son escorte se retirent vers l’avenue Victoria.

Le but est atteint. Un vide s’est fait. La garde nationale se déploie sur la place…

De toutes parts les baïonnettes brillent, les clairons et les tambours retentissent, la Grève se couvre de bataillons. La Commune est vaincue avant d’exister. Il est quatre heures moins un quart.

Désolés, épuisés de fatigue, la gorge en feu, nous nous laissons tomber à cinq ou six sur les chaises qui entourent une table de café, à l’angle du quai et de la place, en face de l’horloge. Nous nous regardons d’un air hébété. Toute est perdu ! voilà ce que chacun de nous lit dans les yeux de son voisin, tandis que le flot houleux des hommes armés s’étend de toutes parts, et que les réactionnaires se démènent, rassurés et furibonds.

[Différentes altercations et allées et venues occupent Minimus, rue Mazarine, place Saint-Sulpice, retour place de l’Hôtel-de-Ville]

Quatre heures. — Les gardes nationaux refoulent lentement les groupes et font évacuer la place. La population se replie sur le quai de la Grève, sur la rue de Rivoli et sur les rues adjacentes. Les membres du gouvernement de la défense nationale sortent de l’Hôtel de Ville et défilent devant les gardes nationaux alignés.

En tête Jules Favre, derrière lui Ernest Picard, Étienne Arago, Jules Ferry, Garnier-Pagès. Tous très pâles et très émus, le chapeau à la main.

On remarque l’absence de Rochefort.

Sur leur passage, on crie surtout : Vive la République !

L’accueil est sympathique plutôt qu’enthousiaste.

On entend au loi le canon des forts. Le ciel est sombre et blafard.

La pluie commence à tomber.

[Nos amis sont de retour.]

Un flot sort de l’Hôtel de Ville. C’est Ferry, Jules Favre, Simon, qui viennent nous passer en revue. Ils sont bien pâles, quoique vainqueurs. Suivis d’un groupe qui crie très fort : « À bas la Commune ! » Ils parcourent les rangs en disant des mots aimables, en serrant des mains. « Ah ! le 106e ! » nous crie Ferry avec un sourire et un geste qui, pour ma part m’ont semblé horriblement faux.

Quatre heures et demie. — Quand la revue est passée, les chefs de bataillons présents sont invités à se rendre au centre de la place. Ils y courent.

Jules Favre les harangue. Sa parole patriotique soulève les bravos. Le gouvernement rentre à l’Hôtel de Ville. Quelques cris :Vive la Commune ! retentissent encore, mais se perdent dans cette acclamation immense : Vive la République !

Ceux qui n’agitent pas leurs képis et restent la bouche close sont rares. La plupart des gardes nationaux ignorent ce qui s’est passé l’après-midi : ils sont charmés de voir face à face les membres du gouvernement. Ils ignorent de quoi il s’agit ; ils sont tout à la surprise. Et d’ailleurs comment ne pas applaudir des gens qui crient : Vive la République ! vive le gouvernement !

Deux fois, trois fois, Favre, Ferry, J. Simon passent et repassent ; on leur présente les armes ; les clairons sonnent, les tambours battent aux champs…

Voilà comment on organise des manifestations spontanées, voilà comment on se fait donner un bill de confiance.

Cinq heures. — Malgré la disparition des membres du gouvernement, la foule reste en place et les gardes nationaux demeurent l’arme au pied, faisant la haie. On dirait que l’anxiété publique n’est pas encore satisfaite. On ne sait ce qu’on attend, mais on attend.

Mais bientôt un nuage noir, chassé par le vent d’ouest, crève au-dessus de nos têtes. La pluie tombe à torrents. La place de l’Hôtel-de-Ville se change en un lac de boue. Les parapluies s’ouvrent. les gardes nationaux s’enveloppent tant bien que mal dans des couvertures. La foule se disperse. Les bataillons se reforment en colonne et se retirent au pas accéléré. La manifestation et la contre-manifestation battent en retraite. C’est un sauve-qui-peut universel.

Cinq heures et demie. — Le gouvernement reste maître du champ de bataille, grâce à la modération et au bon sens du peuple, grâce à l’horreur de la guerre civile, grâce à l’éloquence de Jules Favre, et grâce au ciel.

*

Malgré le passage par Saint-Sulpice, notre Minimus est du septième arrondissement et garde au 106e. Il ne semble pas s’être souvenu de la pluie et donc de l’effet du ciel.

Il semble acquis, le journaliste du Rappel l’a écrit, que bien des bataillons se sont rassemblés en croyant aller aux remparts et se sont retrouvés place de l’Hôtel-de-Ville sans vraiment savoir pourquoi.

C’est également le point de vue d’Eugène Varlin, comme nous le verrons dans l’article suivant.

À suivre, donc

*

Et comme Eugène Varlin va apparaître dans cette histoire, j’ai choisi comme image de couverture un portrait d’une série (en cours) dessinée par Éloi Valat. Avec mes remerciements émus.