Pour terminer (ou presque) cette série d’articles consacrés à Adolphe Clémence et comme annoncé dans le précédent, voici le texte, qui a été publié à Genève en 1877 et semble ne pas être au catalogue de la Bibliothèque nationale de France, de l’hommage qu’Adolphe Clémence a rendu à M. Thiers après la mort de ce dernier. Si je lis bien les notes de la police, ce texte a aussi été publié dans le journal Le Mirabeau de Verbiers.

Après avoir été « chef de l’exécutif » de février à août 1871, Thiers avait été président de la république — le premier président de la république… une république sans républicains, comme dit Guesde — du 31 août 1871 au 24 mai 1873, où, mis en minorité par les monarchistes, il a démissionné et Mac Mahon lui a succédé. Après l’assassin en chef de la Commune, un de ses assassins délégués. Il est mort le 3 septembre 1877. L’ « hommage » d’Adolphe Clémence est daté du 8 septembre, notre relieur n’a pas perdu de temps.

À la mémoire de

Adolphe Thiers

président de la république versaillaise

Le sinistre vieillard, — Thiers, — n’est plus!

Cette sanglante personnalité vient de disparaître impunie et presque triomphante.

À peine cet homme est-il tombé que ses complices, aujourd’hui ses successeurs, veulent s’emparer de sa mémoire. Ils tentent de défigurer, en sa faveur, les faits que l’histoire a déjà proclamés, et d’imposer silence à ses victimes; ils lui tressent des couronnes à l’ombre desquelles ils espèrent dissimuler leurs impuissances, leurs palinodies et leurs lâchetés.

Ils osent, ces panégyristes éhontés, qui veulent faire violence à l’histoire, — ils osent déclarer que la longue carrière de l’homme néfaste qu’ils encensent si bruyamment,

a été consacrée à la défense des idées et des principes de notre grande Révolution, dont il n’a jamais abandonné la cause et qui a trouvé en lui un serviteur aussi fidèle que dévoué (1)

De telles paroles appellent d’énergiques démentis et veulent des protestations indignées, car jamais valet de lettres n’osa écrire de plus impudents mensonges, jamais l’opportunisme politique n’apparut plus repoussant.

À nous socialistes et proscrits, pour qui le mot conscience signifie devoir et non appétit, à nous plus qu’à tout autre incombe le rigoureux devoir de démasquer ces républicains bâtards et renégats et d’arracher le voile derrière lequel des rédacteurs hypocrites veulent dissimuler les infamies d’un des plus grands criminels de notre époque.

Cet homme appartient du reste à nos vengeances, car il a trop insulté et martyrisé les nôtres pour que nos outrages puissent jamais arriver à la hauteur de ses crimes.

Plus que ceux qui ne peuvent que lui reprocher ses lâchetés envers une des leurs qui fut sa prisonnière;

Plus que ceux qui n’ont à lui jeter à la face que ses trahisons envers une dynastie qui le combla de bienfaits;

Plus que ces gens, nous avons le droit de nous poser en justiciers et d’être sans pitié, nous qui ne pouvons plus compter ceux des nôtres qui sont tombés sous ses coups, ni oublier que depuis près d’un demi-siècle il a fait couler des larmes ui ne sont pas encore taries.

Messieurs officiels, courtisans de bourreaux, historiens d’antichambres, journalistes à gages, ne vous souvenez-vous donc plus que votre illustre patriote fit massacrer les ouvriers lyonnais qui s’étaient révoltés contre la misère et la faim [la deuxième révolte des canuts, en 1834];

Que votre grand citoyen fut le pourvoyeur de toutes les prisons de France et que la tuerie de Transnonain [à Paris en 1834] est son œuvre;

Que votre législateur est l’auteur des lois de Septembre [« lois scélérates » de septembre 1835 contre la liberté de la presse];

Que votre éminent stratégiste embastilla Paris et qu’il est le promoteur des fortifications qui servirent à le bombarder plutôt qu’à le défendre;

Que votre historien national est celui de la légende napoléonienne qui a valu à la France l’invasion et le démembrement;

Que votre fondateur de République en avait déjà renversé une contre laquelle il conspirait rue de Poitiers [lieu de réunion de politiciens réactionnaires]; qu’il fut le souteneur de Cavaignac, le boucher de Juin [1848], et de Napoléon [III], le bandit de Décembre [1851];

Que votre bourgeois libéral était l’autocrate et l’exploiteur des mines d’Anzin et d’autres lieux;

Que votre habile diplomate, complice des gens du 4 septembre, alla mendier contre la République — qui n’était pas encore la sienne, — l’appui et le secours de toutes les monarchies auxquelles il promettait la reddition de Paris;

Que votre Président de République — sans républicains — a dépassé en cruautés Ferdinand de Naples, que ses contemporains ont surnommé le roi Bomba [il fit bombarder Messine en 1848 (comme Thiers Paris en 1871) pour réduire une insurrection].

Voilà, impudents thuriféraires, sénateurs gauchers et émasculés, voilà quelques pages de la vie de votre héros et nous vous défions d’en démentir une seule!

Voilà comment toute sa vie il a défendu le principe de la souveraineté nationale.

Voilà quelles sont les doctrines qu’il a mises en pratique pendant tout le temps qu’il a été au pouvoir.

Voilà ce qu’a été ce que vous appelez sa longue et glorieuse carrière!…

Et vous osez dire qu’une telle existence mérite la reconnaissance nationale, le respect de l’étranger, et l’admiration de la prospérité… (2)

Vous ne vous doutez pas qu’un jour un Suétone écrira la vie de ce Tibère?

Vous voulez déifier cet homme!

Vous lui votez une statue!

Ah! soyez certains qu’un jour viendra où elle aussi tombera sur un lit de fumier [comme celle de la colonne Vendôme le 16 mai 1871, pour la rime « Napoléon premier/Roule dans le fumier »]

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En attendant, nous maudissons sa mémoire!

Nous la maudissons au nom de ceux qui sont tombés sous les coups de ses égorgeurs;

Au nom des veuves et des orphelins qui gémissent et s’étiolent;

Au nom des milliers de citoyens qu’il a fait emprisonner et déporter;

Au nom de leurs familles qui pleurent et les attendent en vain;

Au nom de la foule des proscrits qu’il a désespérés;

Au nom des opprimés et des vaincus nous vouons son nom aux malédictions de ceux qui ont un cœur et veulent la justice.

En leur nom nous protestons contre les funérailles infligées à la ville qu’il remplie de sang, de ruines, de larmes et de désespoirs!…

Paris! Paris! qui fut sa victime et résista deux mois à ses étreintes, — Paris a subi la honte de ce triomphe funèbre et va recevoir dans son sein son plus cruel et plus implacable ennemi…

Que cette nouvelle insulte rejaillisse sur tes complices, ô homme sinistre et sanglant!

Qu’ils prennent leur part de l’exécration à laquelle nous vouons ton nom et ta mémoire…

Et pusse venir bientôt le jour, que nous appelons de tous nos vœux, où les travailleurs qui ont foi en l’avenir de leur cause prendront enfin leur revanche sur la véritable « vile multitude » qui salue le cadavre souillé de son idole. — Puissent-ils rendre bientôt à ces restes maudits la seule justice qu’ils méritent — le suprême outrage des gémonies!…

Lausanne, 8 septembre 1877

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(1) Voir le numéro du journal de Gambetta, La République française, annonçant cette mort.

(2) Manifeste des gauches du Sénat, signé par A. Peyrat, V. Hugo, Crémieux, Scheurer-Kestner, etc.

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Le texte a été aimablement conservé pour nous par les archives de la préfecture de police.

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L’image de couverture, qui représente le moment des discours (prononcés par cinq des panégyristes éhontés) lors des obsèques de Thiers au Père Lachaise, vient du Monde illustré daté du 15 septembre 1877. Ce journal est sur Gallica, là.

Il n’est pas inutile d’aller regarder les autres images consacrées par ce journal aux funérailles infligées à Paris. Que ceux qui voudraient faire subir des outrages appropriés à ce cadavre souillé n’oublient pas qu’un monument plus grand, plus moche, et plus massif a été construit depuis cette image.

Clémence (Adolphe)À la mémoire de Adolphe Thiers, président de la république versaillaise, Ziegler et Cie, Genève (1877).

Guesde (Jules), Le livre rouge de la justice rurale, documents pour servir à l’histoire d’une République sans républicains, Genève, impr. de Vve Blanchard (1871).