Aujourd’hui, nous lisons Le Rappel. Celui daté de demain 14 février. La une du journal est assez curieuse, c’est un grand tableau à double entrée. Les vingt-deux colonnes sont les vingt arrondissements de Paris plus une pour les communes de banlieue (du département de la Seine) et la dernière pour le total. Les cent lignes sont celles de cent candidats.

On voit que les résultats des 1er, 4e et 14e ne sont pas arrivés et que ceux du 18e ne sont pas complets.

Le journal donne aussi les résultats de certains départements. La plupart des votes de province ont été dépouillés. Certains députés sont déjà arrivés à Bordeaux, où l’Assemblée va siéger.

Avant de citer le « premier-Paris » d’Auguste Vacquerie, qui va nous informer sur ces députés provinciaux, je relève quelques nouvelles. Notamment trois brèves sur l’approvisionnement de Paris.

Du relevé des arrivages de vivres publié par le Journal officiel il résulte que nous avons pour quarante-deux jours de pain, en calculant la consommation quotidienne à sept cent mille kilogrammes de farine.

Hier soir, pour la première fois depuis le commencement du ravitaillement, un convoi de bois de boulange et de chauffage est entré dans la gare du Nord.

Depuis deux jours les oranges ont fait leur réapparition à Paris. Pour y rentrer, elles ont dû faire un singulier tour; d’Espagne elles ont été transportées en Belgique, d’où un train de la ligne du Nord les a amenées à Paris.

Et celle-ci, qui pourrait s’intituler « À Villequier »:

Les Prussiens qui ont occupé Rouen ont fait des pointes vers le Havre, et les dépêches nous ont appris qu’ils s’étaient répandus jusqu’à Yvetot et jusqu’à Caudebec.
Cette dernière petite ville en a vu arriver quatre mille, dont sept cents, n’y trouvant pas de logement, sont allés à Villequier.
Là, ils ont envahi, entr’autres, la maison de notre collaborateur Auguste Vacquerie.
Il va sans dire qu’ils ont bu tout le vin et volé tout ce qu’ils ont trouvé, linge, livres, tableaux, etc. — De plus, ils ont fait leur écurie de tout le rez-de-chaussée, salon, salle à manger, billard, etc.
On se souvient du drame poignant qui s’est passé dans cette maison, en 1843.
C’est là qu’est morte si tragiquement la fille de Victor Hugo, nouvellement mariée au frère de notre collaborateur, à ce Charles Vacquerie qui ne voulut pas lui survivre. C’est là qu’on rapporta leurs deux cadavres, et deux autres en même temps, ceux d’un oncle et d’un cousin de Charles Vacquerie, noyés du même coup de vent.
Ce souvenir douloureux et touchant n’a pas empêché ces misérables de piller la maison et de la souiller de leurs ordures.

Ces soldats n’avaient donc pas lu Victor Hugo?

Voici donc l’éditorial d’Auguste Vacquerie:

LES DEUX VOTES

Est-ce enfin aujourd’hui que l’Hôtel de Ville proclamera le résultat du vote de Paris? Nous n’aurons pas l’imprudence de l’affirmer. Mais dès à présent il est certain que Paris a voté, comme toujours, pour la République et pour la Révolution, et qu’il a énergiquement protesté contre le gouvernement dont l’incapacité a livré à l’ennemi Paris et la France.

En revanche, la province semble avoir choisi pour la représenter à Bordeaux tout ce qu’elle a pu trouver de plus réactionnaire et de plus monarchique. Les journaux orléanistes, légitimistes et bonapartistes sont en joie. Ils ne se croient plus obligés, comme au lendemain du 4 septembre, à faire semblant d’être républicains, et ils ne sont plus lâches depuis qu’il n’y a plus de danger pour eux.

Ils se rêvent déjà agenouillés devant leur prince, qui leur donne sa main à baiser et une sinécure à dévorer. Bon appétit, messieurs! [Auguste Vacquerie, lui, a lu Victor Hugo!]

Quel prince? un empereur? les bonapartistes eux-mêmes n’osent pas aller jusque là; on est trop près de Sedan. Un roi? lequel? Henri V? sa lettre de l’autre jour ne lui a pas ajouté de chances; son « ma bonne ville de Paris » a eu plutôt un succès d’hilarité. Les royalistes se contenteraient de la demi-monarchie, de la royauté de Juillet; et même le demi-roi ne le serait pas tout de suite, il daignerait commencer par être président de la République. — Et Paris?

Paris? Ah! oui, il y avait autrefois une ville qui s’appelait Paris et qui se permettait d’être la première ville de France, et de faire la loi aux autres. Mais les Prussiens l’ont faite prisonnière, et les « décentralisateurs » en profitent. Il y a cinq mois qu’elle est séparée des départements et qu’ils sont maîtres de faire ce qui leur plaît et ce qui lui déplaît, et il va y avoir une Assemblée où ils auront la majorité, et Paris pourra parler, mais ce sont eux qui voteront! Et ils auront leur revanche; ils en ont assez d’obéir; à leur tour de commander. Et ils en finiront une bonne fois avec la tyrannie de cette ville insolente qui est la capitale on ne sait pas pourquoi, et il n’existera plus de cité qui domine les autres, et le corps réalisera cet idéal de n’avoir plus de tête!

Nous sommes, quant à nous, pour que personne n’opprime personne; nous ne voulons donc pas que Paris opprime les départements; — mais nous voulons encore moins que les départements oppriment Paris. Nous désirons la décentralisation, dans le sens où la décentralisation veut dire affranchissement de la province, indépendance de la commune, circulation du sang dans toutes les veines du pays; mais si par décentralisation on entend décapitation de la France, halte-là!

Supprimer Paris? Heureusement que c’est plus aisé à dire qu’à faire.

Une chose dérangerait l’honnête calcul des royalistes. Ce serait — dans le cas où l’Assemblée de Bordeaux serait ce qu’ils espèrent — que les représentants de ce Paris qu’ils veulent destituer donnassent leur démission. Ce serait que, le premier jour où la majorité se démasquerait, Paris répudiât toute solidarité avec elle et revînt chez lui, la laissant faire toute seule là-bas ce que bon lui semblerait et protestant d’avance. Elle ferait, d’abord, une triste besogne — la paix — qui n’augmenterait pas son prestige; et si, après, elle en faisait une plus triste, — la monarchie, — nous serions curieux de voir comment elle s’y prendrait pour imposer son vote à Paris et pour faire de la ville de la Révolution la sujette de la province.

AUGUSTE VACQUERIE

Cet article a été préparé en août 2020.