Pendant que des familles — nous avons vu hier Élie Reclus — cherchent des gardes nationaux dans les ambulances et les cimetières, de nombreux corps sont ramenés à Paris mais ne sont pas identifiés. Il faut pourtant les enterrer. Nous avons vu que le cimetière du Père Lachaise en avait fait photographier douze (voir notre article consacré à cette photographie). Ils sont assez nombreux pour que la Commune prenne, aujourd’hui 9 avril, le décret suivant:

La Commune de Paris

Décrète:

Art 1er. Tous les renseignements au sujet des gardes nationaux morts ou blessés dont l’identité sera constatée, soit à l’intérieur, soit à l’extérieur de Paris, seront envoyés à l’Hôtel de Ville, au bureau central des renseignements.

Art. 2. Les gardes nationaux dont l’identité ne sera pas constatée seront envoyés à l’Hôtel-Dieu.
Les familles pourront les y reconnaître. Les identités constatées de cette façon seront communiquées au bureau central des renseignements à l’Hôtel de Ville.

Art. 3. Les morts non reconnus seront photographiés aux endroits désignés ci-dessus, où ils seront déposés.
Ces photographies, munies d’un numéro d’ordre correspondant aux effets du mort et de la bière, seront envoyées au bureau central des renseignements, à l’Hôtel de Ville.

Art. 4. Tous les morts reconnus rentrés dans Paris et ceux non reconnus seront enterrés aux frais de la Commune, au cimetière du Père-Lachaise, dans un lieu désigné à cet effet.
À moins de réclamations de la part des familles, le bureau central des renseignements de l’Hôtel de Ville est chargé de l’exécution du présent article.

Ce décret, que l’on trouve dans le procès-verbal de la réunion de la Commune du 9 avril et dans le Journal officiel du 10, a bien été appliqué. En témoignent les nombreuses photographies de gardes nationaux morts, toutes portant des numéros, que l’on trouve ici ou là. Les archives de Paris conservent un registre qui fait état de cent quarante-quatre gardes nationaux, dont certains ont été reconnus et qui tous ont été enterrés avant le 20 mai (ce ne sont pas des morts de la Semaine sanglante) et un album de cent neuf de ces photographies. La Bibliothèque historique de la Ville de Paris conserve aussi des factures de photographes qui ont réalisé ces images.

La photographie que j’ai utilisée comme couverture de cet article est due à un photographe nommé Y. Bondy.
Le garde national représenté s’appelait Charles Marie Vincent Cuvelier. Il avait 33 ans, était né à Paris et était menuisier.  Il habitait 40 rue Sedaine, dans le onzième arrondissement. Il était célibataire, ce qui ne veut pas dire qu’il n’avait pas une femme et des enfants. Il est mort, dit son acte de décès, le 9 mai à cinq heures du matin. À son domicile. Ce sont deux autres ouvriers du onzième arrondissement, un fondeur en cuivre de trente-deux ans et un ébéniste de vingt-huit ans, qui ont déclaré ce décès à la mairie au matin du 13 mai. Il a été inhumé le même jour au cimetière du Père Lachaise.

De même que son acte de décès le dit mort « à son domicile », le registre d’inhumations du cimetière n’indique pas qu’il ait été enterré dans la « tranchée des victimes ». Encore un cas où les ressources de l’état civil, pourtant complètes ici, sont impuissantes à identifier les victimes de la guerre.

Vincent (je choisis un de ses prénoms pour en parler) Cuvelier était garde à la quatrième compagnie du 130e bataillon de la garde nationale. Faisait-il partie de la troupe joyeuse qui a brûlé la guillotine à 400 mètres de chez lui, le 6 avril? S’il était possible de consulter les archives (ce qui n’est pas le cas au moment où j’écris), je pourrais peut-être vous dire où il a vraiment été tué. Il a été ramené à Paris, photographié, reconnu par son frère, qui a emporté le corps le 12 mai.

C’est du moins ce qu’indique la légende de cette photographie dans le catalogue France Allemagne(s) 1870-1871, où elle figure avec cinq autres, un caporal du 100e bataillon (deuxième arrondissement), une femme (cantinière), un marin, un garde du 109e (dixième arrondissement) qui, lui, a été reconnu par son bataillon, et un autre du 193e (le bataillon dont Varlin a été brièvement commandant, dans le sixième).

J’ai choisi celle de Vincent Cuvelier parce que j’avais pu retrouver sans trop de mal les renseignements d’état civil ci-dessus.

Les dates (Vincent Cuvelier est celui des six dont la mort, le 9 mai, est la plus tardive) montrent bien que la guerre commencée en avril continuait. Et que toutes ces photographies de gardes nationaux morts datent bien d’avant la Semaine sanglante.

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J’ai rephotographié l’image dans le catalogue sus-nommé. Cette série appartient au musée de l’histoire vivante de Montreuil, mais je n’ai pas réussi à avoir davantage de renseignements sur ces photographies.

Sur cette photographie et les morts de la guerre, voir aussi mon livre sur la Semaine sanglante.

Les cotes des documents d’archives mentionnés sont les VD3/10 et VD3/11 aux Archives de Paris et Ms-1131 à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris.

Livres utilisés

Bourgin (Georges) et Henriot (Gabriel)Procès verbaux de la Commune de Paris de 1871, édition critique, E. Leroux (1924) et A. Lahure (1945).

France Allemagne(s) 1870-1871 La guerre, la Commune, les mémoires, Gallimard et musée de l’armée (2017).

Audin (Michèle)La Semaine sanglante. Mai 1871, Légendes et comptes, Libertalia (2021).

Cet article a été préparé en novembre 2020.