Suite de l’article précédent. Comme toujours, les dates sont celles de la parution dans L’Ami du Peuple. Et ce qui est bleu m’est dû.
Delescluze pouvait chercher à se mettre à l’abri des poursuites de nos vainqueurs. Il pouvait, consolé par sa sœur, entouré de ses amis, aller rendre le dernier soupir à l’étranger.
Il a préféré aller au devant de la mort; et à quatre heures et demie…
[Ici, j’arrête Maxime Lisbonne qui fait une confusion de dates. Le mercredi 24 mai, il est à cinq heures au pont d’Austerlitz, il nous l’a dit dans l’article précédent. Il arrive un peu plus tard à la mairie du onzième, il apprend la mort de Beaufort et voit Delescluze. Le quatre heures et demie que nous lisons ici est celui du lendemain 25 mai.]
… à la barricade du Château-d’Eau, une balle versaillaise envoyait ce géant de la révolution de 1871, rejoindre dans l’éternité [ou l’immortalité dans le manuscrit] ses frères devanciers; les Robespierre, les Marat, les Camille Desmoulins, les Danton, ces titans de 93.
Le 25 mai, à cinq heures du matin, je fus prendre le commandement du Château-d’Eau, de la ligne de défense qui commençait au passage Vendôme, jusqu’au canal du faubourg du Temple. J’avais établi à la barricade du Prince-Eugène où était concentrée l’action quatre pièces de 7 pour répondre au feu des versaillais. [Le passage en vert qui suit a été repris par Da Costa dans son volume 3.]
Rue Meslay, boulevard Magenta, des batteries versaillaises nous faisaient un mal immense; et les soldats qui étaient dans la caserne du Prince-Eugène semaient la mort parmi les défenseurs des barricades. La situation de l’armée dans cette caserne leur permettait de faire sur nous un tir plongeant.
À deux heures on ne comptait pas plus de 150 combattants aux cinq barricades, lorsqu’un bataillon arrivant du fort de Bicêtre vint nous renforcer. Ces bataillons prirent position aux fenêtres de certaines maisons, ce qui nous permit de répondre au feu des lignards, et d’organiser la défense de la barricade Bataclan.
Je pris mes dispositions pour faire évacuer par des caissons traînés à bras d’homme les obus qui se trouvaient parqués dans le bureau du Télégraphe qui fait le coin du boulevard du Prince-Eugène. [Ce boulevard inauguré sous ce nom bonapartiste portait le nom de Voltaire depuis octobre 70. Il y avait un bureau du télégraphe au coin du boulevard du Temple (41 boulevard du Temple).] Déjà on était parvenu avec beaucoup de difficultés à en amener quelques voitures.
Mon quatrième cheval venait d’être tué sous moi; il était trois heures un quart environ. Je fus encourager les travailleurs afin que, si la barricade tombait entre les mains des ennemis, ils n’y trouvassent pas nos munitions.
22 mars 1885
La barricade du Prince-Eugène commençait à être dépourvue de défenseurs, un monceau de cadavres gisait derrière. Les balles y pleuvaient, les obus venaient frapper les maisons et les éclats décimaient nos gardes nationaux.
Voulant ranimer le courage des combattants j’avais pris la place d’un franc-tireur qui venait d’être tué. Aux trois-quarts découvert sous la porte cochère de la maison où furent quelque temps les magasins du Pauvre Jacques, je recevais les obus et les faisais passer à un franc-tireur qui les déposait dans une voiture à bras.
J’en tenais un dans mes bras, lorsque je fus blessé par une balle à la cuisse. J’eus la présence d’esprit, en tombant, de tenir l’obus serré contre moi; sans cela c’en était fait des francs-tireurs et des gardes nationaux qui étaient occupés à ce transport de munitions. [Voir aussi les munitions stockées chez Jules Graux dans les souvenirs d’Albert Theisz.]
On aurait eu aussi à déplorer un sinistre effroyable, 100 à 150 obus auraient éclaté si le mien m’eût échappé.
Je fus un instant abandonné, l’épouvante avait saisi tous ceux qui étaient avec moi.
Les barricades étaient presque abandonnées, j’essayai de me traîner jusqu’au coin de la rue Rampon [la première à droite sur le bd Voltaire] pour me mettre à couvert et pouvoir faire prévenir le citoyen Delescluze de l’abandon de la défense.
Vermorel et Theisz [il écrit Theiss] venaient de se rendre compte des positions que j’occupais lorsqu’ils m’aperçurent. Ils me soulevèrent et m’aidèrent à marcher. Mais à ce moment Vermorel tomba à son tour, frappé comme moi d’une balle à la cuisse. Theisz le fit transporter dans une maison du boulevard où il reçut les premiers soins.
Vermorel était un des hommes les plus instruits de la Révolution, ses hautes connaissances l’avaient fait remarquer de tous ses collègues, sa mort a été une grande perte pour la démocratie.
Je l’avais peu connu, mais j’ai eu plusieurs fois l’occasion de le voir sous la Commune, et je me plais à rendre ici le témoignage qui est dû au rare courage dont il a fait preuve en maintes circonstances.
(À suivre)
Livre cité
Da Costa (Gaston), La Commune vécue (trois volumes), Ancienne Maison Quantin (1903-1905).
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L’image de Delscluze sur la barricade est la couverture du livre de Prolès, ici l’exemplaire de la bibliothèque de Saint-Denis, arrivé sur Gallica via Plaine-Commune.