Cet article est le premier d’une série publiée dans L’Humanité à l’occasion du centenaire de la Commune, et que je vais publier, un par un, au cours des prochains mois.  

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L’article de Gilette Ziegler, publié dans L’Humanité le 4 mai 1971, y était illustré d’une photographie de Marville de la rue de l’École de Médecine, sur laquelle on voit le coin de la rue Larrey et la maison dans laquelle vécut (et mourut) Marat. Je la reproduis ici en couverture, à partir du très beau site Vergue. Voir la rue Larrey elle-même, par le même photographe, en cliquant ici. Dans cet article, tout ce qui est en bleu m’est dû.

Paris émerge à peine d’un hiver horrible. Il a vu les hommes monter la garde aux remparts, les femme faire la queue dans la boue et la neige, devant les boutiques vides, des familles entières jetées à la rue parce qu’elles ne pouvaient pas payer le terme de janvier [il y avait un moratoire sur les loyers et ceci n’a pas dû se produire]. Il a connu, avec la misère et les bombardements, la honte des défaites et des trahisons. Depuis le 28 janvier, le canon s’est tu, mais le drapeau prussien flotte sur les forts tout proches.

Cependant le printemps va naître, un printemps comme la ville n’en a jamais connu, ruisselant de soleil, chargé d’espoir. Regardons ce Paris d’il y a cent ans, où les beaux quartiers ont été désertés par une bonne partie de leurs habitants, réfugiés en province, où les quartiers ouvriers surpeuplés grondent de colère. Haussmann a éventré naguère les vieux faubourgs: la rue de Rivoli est déjà unie à la rue Saint-Antoine et au Châtelet; le boulevard de Sébastopol s’avance vers la gare de l’Est, et, sur la rive gauche, le boulevard Saint-Michel a changé l’aspect du Quartier Latin. Mais partout l’on trouve encore un fouillis de ruelles et d’impasses, avec leurs échoppes artisanales et leurs petites boutiques.

Les femmes qu’on voit passer portent le bonnet et la jupe longue, arrondie aux hanches ; les hommes, pour la plupart, la casquette et la blouse. On rencontre aussi des soldats, lignards échappés des régiments vaincus, qui errent, désemparés, dormant parfois sur les trottoirs. Et tous ces gens ont faim.

Dans le Ve arrondissement, au numéro 6 de la rue Larrey (1), une petite foule se presse devant le restaurant corporatif [elle veut sans doute dire coopératif] La Marmite. Il a été fondé, deux ans plus tôt [en 1868, en réalité] par le relieur Eugène Varlin, pour procurer aux ouvriers des aliments à bon marché [après la coopérative d’achats La Ménagère, la Marmite est un restaurant]. Avec son frère Louis et quelques compagnons de travail, comme Alphonse Delacour et la relieuse Nathalie Lemel, ils se sont cotisés pour acheter les ustensiles indispensables et louer un local [il ne s’agissait pas vraiment de se cotiser, c’était un restaurant coopératif, on payait donc une cotisation, puis on en était membre et on pouvait y venir manger, voir l’appel pour la fondation du restaurant en cliquant ici, les statuts en cliquant là]. Pour quelques sous, les travailleurs pouvaient consommer — ou emporter chez eux — un repas chaud. Mais, depuis le siège, La Marmite nourrit gratuitement des centaines d’affamés. [Ces centaines, de même que la petite foule ci-dessus, sont non seulement douteuses, mais impossibles, si l’on sait — et nous le savons — que le restaurant La Marmite occupait un appartement au deuxième étage… quant au « gratuitement »… mais comment achetait-on ces produits fournis gratuitement ? avec quoi ? même nos ouvriers coopérateurs étaient au chômage et donc sans argent pendant le siège. Voir aussi ci-dessous.]

La salle est assez grande, très nue, avec des tables nettes et des chaises de bois blanc. Mme Delacour fait la cuisine et chacun se sert soi-même. Voici Varlin, un grand garçon, dont le beau visage, encadré d’une chevelure et d’une barbe noires, respire la douceur et la bonté. C’est lui qui a organisé, dès 1864, la grève des relieurs et, l’année suivante, il s’est inscrit à la section française de l’Internationale, comme Nathalie Lemel, la doyenne aux cheveux gris [la vieille dame a quarante-cinq ans, seulement treize ans de plus que le « garçon »], absorbée tout entière par son souci d’aider et de servir ceux qui souffrent.

Parmi les convives, il y a des jeunes qui n’ont pas connu d’autre régime que l’Empire, et des vieux de quarante ans, qui ont vu leurs camarades massacrés par les soldats de Cavaignac, en juin 1848. Pour eux, Alphonse Delacour, qui circule entre les tables, chante parfois un refrain de Pierre Dupont :

Nous dont la lampe le matin
Au clairon du coq se rallume
Nous tous qu’un salaire incertain
Ramène avant l’aube à l’enclume

[c’est un couplet du Chant des ouvriers] ou la chanson du Banquet

La France dort, mais n’est pas morte
Elle a des sursauts en dormant
Le fruit divin que son flanc porte
Va mûrir pour l’enchantement

Ni les échecs ni les lamentations hypocrites de la presse gouvernementale n’ont pu fléchir la volonté, entamer l’espoir de ces artisans. Vous sentirez certainement que l’heure est venue pour eux de défendre ce Paris que les bourgeois ont livré.

(1) L’ancienne rue Larrey, ou du Paon-Saint-André, entre les rues du Jardiner et de l’École-de-Médecine, qui sera absorbée par le boulevard Saint-Germain.

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J’aimerais beaucoup une source pour ce que je crois — jusqu’à preuve du contraire — être une légende, à savoir que la Marmite a fonctionné comme un restaurant caritatif. J’ai consulté la presse du 1er janvier au 31 mai 1871 et l’ai vue annoncée dans des listes de sociétés de consommation (L’Ouvrier de l’avenir, 16 mars, 19 mars), comme lieu d’un banquet de libres-penseurs le vendredi saint (évidemment!) 7 avril (au groupe rue du Château, annoncé régulièrement dans Le Cri du peuple, du 12 mars au 3 avril, La Montagne du 4 avril), comme lieu où trouver les statuts de l’Internationale (au groupe de la rue des Blancs-Manteaux, dans La République populaire et sociale, 23 et 30 avril, 8 mai)…