Le sixième arrondissement des relieurs.

La rue Larrey était une petite rue du sixième arrondissement. Elle commençait rue du Jardinet et finissait rue de l’École-de-Médecine.

La rue du Jardinet commençait rue Mignon et se terminait rue de l’Éperon.

Vous ne voyez pas? Ces deux rues, de même que l’impasse du Paon, qui donnait dans la rue Larrey, ont disparu lors du prolongement du boulevard Saint-Germain vers l’ouest au-delà du boulevard Saint-Michel (la décision de ce prolongement fut prise en 1866, mais il ne fut réalisé que vers 1875).

Voici un plan (que vous pouvez agrandir en cliquant sur l’image). On y voit la rue Larrey, la rue du Jardinet, mais aussi les tracés des futures voies.

La rue Larrey était donc exactement à l’endroit où se trouve aujourd’hui la station de métro Odéon, sous la statue de Danton — qui date du centenaire de la Révolution française. La statue de Danton a été placée là à cause de la proximité de la Cour du Commerce-Saint-André, où vivait Danton et où il fut arrêté le 30 mars 1794. C’est aussi au coin de la rue Larrey (à l’époque rue du Paon) et de la rue de l’École-de-Médecine (rue des Cordeliers) que Marat fut assassiné.

Ce n’est ni de Marat, ni de Danton, ni de la Révolution française que je veux vous parler, mais bien du sixième arrondissement juste avant la Commune de Paris.

Pour ce qui nous intéresse, le sixième était l’arrondissement des relieurs. En des temps (encore plus) anciens, les typographes étaient installés au sommet de la Montagne-Sainte-Geneviève et les relieurs à son pied — une hiérarchie entre ces deux corporations d’ouvriers du livre encore bien visible géographiquement dans les années 1860, où de nombreux ateliers de reliure se trouvaient dans le quartier de l’École de médecine.

C’est l’École de médecine plus que les relieurs qui fut responsable du nom donné à la rue Larrey — Larrey était un chirurgien militaire napoléonien (on s’empressa de redonner son nom à une rue du cinquième arrondissement quand cette rue Larrey, celle qui nous intéresse, disparut).

C’est chez un marchand de vins de la rue de l’École-de-Médecine que se réunissait la Société de secours mutuels des relieurs de Paris. D’ailleurs les relieurs eux-mêmes habitaient dans les parages circonvoisins, à commencer par Eugène Varlin, qui présidait cette société et habitait, depuis 1862, rue Dauphine n°33, à cinq cents mètres.

Mais la rue Larrey?

Eh bien, c’est là qu’Eugène Varlin loua un local pour héberger le restaurant coopératif « La Marmite ».

Une cuisine coopérative.

J’ai lu beaucoup d’âneries sur « La Marmite », par exemple que c’était l’ancêtre des « Restau du cœur ». Ça n’a rien à voir. Elle n’a pas non plus été fondée « pour secourir un très grand nombre de nécessiteux », comme je l’ai lu dans un livre récent.

Il s’agit bien d’une cuisine coopérative, créée après une coopérative d’achat, « La Ménagère ». On a payé une cotisation (minime) et on paie ce qu’on mange. Il n’y a pas de subvention, il n’y a pas de charité.

Fatiguée des citations « saucissonnées », avec l’inévitable

Point de luxe, point de dorures ni de glaces, mais de la propreté, mais du confortable

je planifie de publier, dans deux articles distincts (et distincts de celui-ci) et dans leur intégralité,

Après avoir précisé les coordonnées d’espace (le lieu), précisons la coordonnée temps.

Nous sommes donc au début de 1868. Eugène Varlin et ses amis de l’Association internationale (la Société des relieurs a adhéré, en bloc, à l’Internationale) sont engagés dans l’affaire du « deuxième bureau », du premier procès, du soutien à la grève de Genève, et bientôt du deuxième procès. Je renvoie à l’article que j’ai consacré à ces procès de 1868.

Il y a une nouvelle assemblée pour La Marmite le 22 mars.

Bref, beaucoup de choses à faire au printemps. Puis Eugène Varlin est incarcéré à Sainte-Pélagie du 6 juillet au 6 octobre.

La première « Marmite » ouvre, 34 rue Mazarine. Oui, c’est assez près pour être sur le plan ci-dessus (et c’est même plus près de chez Eugène Varlin que la rue Larrey). Si je lis bien le « calepin des propriétés bâties », c’est au nom d’Eugène Varlin lui-même que la location s’est faite, donc sans doute avant le 6 juillet.

Je ne suis pas sûre de la date exacte de l’ouverture du local de la rue Larrey, mais il est certain que ça s’est fait assez vite: l’année suivante, devant le succès remporté par cette « cuisine », on en crée une deuxième, et l’on écrit:

Une société coopérative d’alimentation s’est formée l’année dernière, sous le titre La Marmite pour fournir à tous les membres une nourriture saine et abondante. Un premier établissement fonctionne parfaitement, Rue Larrey, 8, au centre du quartier de l’École de Médecine, aujourd’hui il s’agit d’en constituer un deuxième au centre du Quartier du Temple.

Ce texte appelle à une réunion le 15 juillet 1869. Ce qui garantit que la première Marmite était installée 8 rue Larrey avant cette date. Si je lis bien les informations (un peu cryptées) contenues, toujours, dans le « calepin des propriétés bâties », le bail peut avoir été signé en septembre 1868, juste avant la sortie d’Eugène Varlin et de ses amis de l’Association internationale de Sainte-Pélagie.

Le quartier du Temple où s’ouvre le deuxième restaurant, c’est, dans le troisième arrondissement, celui des réunions de l’Association internationale, des Sociétés ouvrières…

Au deuxième étage, sur la cour…

Il se trouve que Charles Marville a précisément photographié l’emplacement de la Marmite. La photographie de couverture montre bien le 8, rue Larrey. En voici un agrandissement d’un détail.

La plaque, en haut, indique un lavoir au numéro 8. Où l’on voit qu’il y a aussi des bains.

Mais la Marmite? Suivons les indications dudit « calepin des propriétés bâties ».

Laissons à gauche une boutique et une blanchisseuse de fin, à droite un marchand de charbon et un menuisier, et pénétrons dans le passage sous la porte cochère. Il faudra peut-être dire au concierge (à gauche) où nous allons. Il y a aussi un médecin (à droite) et l’escalier du bâtiment « sur rue », que nous n’empruntons pas. Entrons dans une cour, où nous voyons, entre autres choses, des écuries. Traversons cette cour et montons l’escalier du bâtiment du fond. Arrêtons-nous au deuxième étage. Là se trouve la Marmite. Quatre pièces « à feu » (c’est-à-dire avec cheminées) dont l’une sert de cuisine — le local servait déjà de table d’hôte depuis au moins 1860. Et quand nous aurons mangé… eh bien, finissons de visiter les lieux. Dans la deuxième cour, il y a bien des bains publics et un lavoir.

Mais, qu’y faisait-on, dans ces Marmites? On y mangeait (ce qui inclut la boisson), on y lisait les journaux. J’ai déjà cité (dans un article de présentation de La Marseillaise) une lettre d’Eugène Varlin à Émile Aubry, datée du 25 décembre 1869, dans laquelle il écrit:

Quand aux abonnements, comme il est impossible qu’un travailleur puisse dépenser 54 francs par an pour son journal, vous pourrez recommander à vos amis de se grouper par cinq, dix ou davantage, afin de prendre des abonnements collectifs. Citez l’exemple de la Marmite, où, moyennant vingt centimes par semaine, nous pouvons lire six journaux quotidiens et plusieurs hebdomadaires.

Mais aussi, c’est un lieu dans lequel on pouvait se rencontrer. Voici un petit mot d’Eugène Varlin à Henri Bachruch (un bijoutier d’origine hongroise, de la section de propagande de l’Association internationale), daté du 27 octobre 1869:

Citoyen Bachruch

S’il vous était possible de venir me voir à la Marmite demain ou après-demain soir sur les 7 heures je vous serai [sic] très obligé car j’aurais à m’entretenir avec vous pour quelques renseignements.

Salut cordial

E. Varlin

*

La photographie de Marville vient du très beau site Vergue. Pour le gros plan, j’ai utilisé leur version en haute définition de la même photographie.

Le plan de Paris que j’utilise est toujours le même

J’utilise la liste alphabétique des rues de Paris en 1867 dans un guide pour l’Exposition universelle que l’on trouve sur Gallica, là, et que j’inclus dans la liste de livres.

Je le répète, j’ai utilisé le calepin des propriétés bâties, aux archives de Paris (pour les « professionnels », les cotes D1P4 615 et D1P4 714). Je remercie ce service — et ses archivistes — pour leur aide.

Il me reste à remercier chaleureusement Geoffrey Fox pour ses questions.

Livres et articles utilisés

Parville (Henri de)Itinéraire dans Paris, précédé de Promenades à l’Exposition, Garnier (1867).

Procès de l’Association internationale des travailleurs — Première et deuxième commission du bureau de Paris, Deuxième édition publiée par la Commission de propagande du Conseil fédéral parisien de l’Association internationale des travailleurs, Juin 1870.

Une vie, une pensée, Eugène Varlin. Itinéraire, n°10 (1993).

Chérasse (Jean A.), Les 72 immortelles — La fraternité sans rivages, Éditions du croquant (2018).