Dans son article, Camille Pelletan en est arrivé aux nombres délirants de morts (6667) de morts affichés par Ducamp.

Il suffit d’un coup d’œil jeté sur les calculs de M. Ducamp pour que leur absurdité apparaisse. Tout le monde sait que la victoire fut particulièrement implacable à Belleville : la mort et la terreur avaient dépeuplé absolument le quartier; c’est ainsi, du moins, que tous les documents nous le montrent au lendemain de la victoire. On exagérait beaucoup dans le premier moment. Un journal, le Siècle, je crois, parle de vingt mille morts, là seulement. Ce chiffre, évidemment, est trois ou quatre fois grossi. Mais que dites-vous de M. Maxime Ducamp qui écrit bravement : Belleville, 11. Vous avez bien lu : Onze !

Et qu’il ne me dise pas qu’il faut y ajouter les 878 morts attribués au Père-Lachaise. Tout le monde sait qu’il s’est livré là une bataille suprême, où combattaient bien 878 communeux, et où pas un prisonnier n’a été fait. Et puis, mettez les 878 avec les 11, et puis une petite part de ceux qui avaient été exécutés sur place, et allez faire croire, ailleurs que dans le grand-duché de Bade, que c’est le chiffre des morts de Belleville !

Une partie des omissions de M. Ducamp saute d’abord aux yeux. Il suppose que, partout où les inhumations ont eu lieu sur place, il y a eu exhumation ensuite. Or, il est notoire qu’en maint endroit on a jeté de la chaux sur les cadavres, ce qui rendait l’exhumation difficile et inutile. Il croit que tous les cadavres ont été portés dans les cimetières. C’est une erreur.

On ensevelit chaque jour, près du fort d’Issy, un grand nombre de cadavres d’insurgés, dit le Siècle du 29 mai 1871… Les fourgons de l’armée se succèdent là sans cesse, chargés de leur fardeau repoussant ; d’autres fourgons peu à peu les suivent, chargés de chaux, et les tranchées se remplissent peu à peu de cadavres et de chaux.

On a commencé hier les inhumations en masse au Champ-de-Mars, dit le Soir du 30 mai. On assure que dix mille cadavres y seront enterrés.

Nous pourrions citer encore d’autres exemples ; mais ce n’est pas tout. M. Ducamp oublie aussi les cadavres emportés par le fleuve.

Nous avons arpenté les bords de la Seine, depuis le Châtelet jusqu’au pont d’Austerlitz, dit un journal du temps, le Tricolore, et, chemin faisant, il s’est déroulé sous nos yeux un spectacle étrange que nous pourrions appeler la pêche aux fédérés. Nous avons compté dans notre trajet douze cadavres, et sans arrêter notre course.

Même en tenant compte de ces causes d’erreur, il est encore absurde de croire qu’au Père-Lachaise, théâtre de la dernière bataille, réceptacle des morts des quartiers les plus dévastés, on n’a enseveli, du 20 au 30 mai, que 783 morts, ou 78 par jour; qu’au cimetière de Belleville, il y a eu 11 morts en tout, à celui des Batignolles 14, et à celui de la Villette 13, c’est-à-dire un mort par jour.

Au Champ-des-Navets [C’est une partie du cimetière parisien d’Ivry.], où l’on portait les corps de la Morgue, M. Ducamp compte « dix-sept » corps d’individus tués ! Peut-être faut-il croire, pour les autres cimetières, qu’il s’agit seulement des corps enterrés d’une façon à peu près régulière par les soins des leurs.

En effet, les cadavres ont pu être ensevelis de trois façons différentes : d’abord, on n’a pas cessé d’en porter aux cimetières ; ensuite, on en a enterré sur place en divers points : plus tard, on les a exhumés. Mais le plus grand nombre a encombré les rues, les maisons, jusqu’à la fin de la lutte. Alors il y a eu une sorte de déblayage épouvantable : chargés, accumulés dans toutes les voitures qu’on trouvait, ces cadavres ont été jetés dans d’énormes fosses communes, telles que celles d’Issy, du Champ-de-Mars et autres lieux.

Il est aisé de voir que M. Ducamp ne tient compte que des deux premières sortes d’inhumations, et encore très incomplètement. Il oublie la troisième, c’est-à-dire à peu près tout. C’est ce tout qu’il faut ajouter aux 6,667 morts comptés par cet historien de fantaisie.

Nous n’essayerons pas de donner un chiffre. Les vainqueurs, en 1871, semblent avoir évalué les morts de la Commune à un chiffre de quinze à vingt mille, sur lesquels, en faisant la part très large, on peut compter un à deux mille morts dans le combat. On peut penser qu’ils diminuaient plus qu’ils n’exagéraient un genre de victoire dont on ne se vante pas. Il ne serait donc pas déraisonnable de supposer de vingt à vingt-cinq mille morts. Et tout cas, autant qu’on peut en juger, c’est entre vingt-cinq mille au plus et quinze mille au moins que les évaluations sérieuses semblent devoir osciller.

Il y a, je crois, au ministère de la guerre, des pièces qui pourraient éclairer là-dessus le public en général, et M. Maxime Ducamp en particulier. Mais, à quelque conclusion qu’on s’arrête sur cette question, qui appartient au domaine des conjectures, le lecteur peut juger du crédit que mérite, pour les gens soucieux de la vérité, l’historiographe de la répression.

Ce serait une singulière idée que de demander des notions exactes sur les événements d’alors aux ouvrages d’un homme qui prend tant de liberté avec les faits et les documents. En revanche, les conseils de guerre ont pu trouver dans ses livres des motifs de condamnation ; les Chambres, des plaidoyers tout préparés contre toute mesure de pardon. On peut dire que M. Maxime Ducamp a fait faire à l’histoire des besognes dont elle ne sera pas fière.

Chose étrange ! nous avons lu de lui des livres d’une poésie mélancolique qui n’annonçaient guère cette seconde manière. Nous sommes tombé un jour sur un roman qui ressemblait à une autobiographie, et où une sorte de Werther, de René et d’Obermann, après avoir promené dans les déserts du Nil les blessures de son cœur, et le spleen de ses désillusions, finissait par se tirer un coup de pistolet. M. Ducamp n’a pas imité son héros jusque-là, et il écrit aujourd’hui l’histoire que l’on sait. Quel singulier genre de suicide il a choisi, pour un rêveur désespéré !

À suivre, la préface à l’édition de 1890 de La Semaine de Mai

Livre cité

Ducamp (Maxime)Les Convulsions de Paris, Paris, Hachette (1879).