Dans la préface à la deuxième édition de son livre, Camille Pelletan nous parle de Boulanger et de la Semaine sanglante (suite).
Voici comment, dans une pétition datée du 22 janvier 1872, le dernier élu de la Seine exposait ses titres :
Le 22 Mai, entrée dans Paris. Le colonel Boulanger commande une des colonnes d’attaque (cité dans le rapport général du maréchal de Mac Mahon). Prise de la gare Montparnasse, de l’église St-Pierre de Montrouge, des barricades de la Chaussée du Maine, du boulevard d’Enfer et du boulevard Arago. Le 24, en faisant le mouvement tournant qui a déterminé la prise du Panthéon, le colonel est blessé à la tête de son régiment, d’un coup de feu au coude gauche, à l’angle des rues Rateau. Lhomond et du Pot-de[-Fer]-Saint-Marcel.
Ouvrez la Semaine de Mai : Si vous n’y trouvez pas le nom de M. Boulanger, vous y trouverez son itinéraire marqué par une traînée de sang. À Montrouge, tout ce qu’on a pris, fusillé; à l’église Saint-Pierre, des malheureux montés dans le clocher pour sonner le tocsin, arrachés de là et passés par les armes ; aux environs, huit fourgons bondés portant aux fosses béantes du cimetière du Sud, quelques-uns des cadavres de M. Boulanger ; gare Montparnasse, point de quartier, des exécutions de femmes ; autour du Panthéon, un massacre… il n’a eu que deux jours, mais il les a employés en conscience.
Il entendait bien n’avoir pas travaillé pour le roi de Prusse. D’autres, si implacables qu’ils aient été dans le combat, se sentaient assez de fierté pour ne point vouloir ramasser de récompense dans ces tristes victoires des guerres civiles. On doit rendre cette justice à M. de Galliffet, il a refusé. M. Boulanger n’a pas seulement obtenu la croix de commandeur le lendemain [Précisément le 24 juin 1871. Galliffet a préféré attendre 1873 pour arriver à ce grade.], M. Boulanger n’a pas seulement accepté de porter à la boutonnière une goutte du sang français, du sang des exécutions, il exigea aussi le grade de colonel. On le lui disputait, il ne se contint plus. Réclamation signée de lui, à la Commission des grades. Pétition signée de lui, à l’Assemblée nationale. Il crie qu’on lui vole son bien, et sur quel ton ! « Je ne me permettrai pas, écrit-il à la Commission, de discuter devant vous cette doctrine socialiste qui permet de dévaliser le voisin. » — Le voisin, c’est lui. On le dévalise. Il faut qu’on lui paye les hommes fusillés. Il faut qu’on lui compte de l’avancement pour les huit fourgons de cadavres.
Telle fut, à cette heure de passions exaspérées, le rôle de M. Boulanger ; tout à ses calculs d’avenir, jusqu’à l’indiscipline d’abord, jusqu’au massacre ensuite, — convoitant avant, quémandant après, le salaire des exécutions. Et sur les mêmes trottoirs où il y a dix-huit ans le soleil de Mai pourrissait des tas de corps qu’il avait fait trouer de balles, les fils de ses victimes passent en braillant le refrain à la mode, la « Parisienne » des bouis-bouis : « C’est Boulange, Boulange, Boulange, c’est Boulange qu’il nous faut ! » [Le texte de La Semaine de Mai a été largement cité, commenté et utilisé par d’autres adversaires du boulangisme, notamment par Jean Allemane dans le quotidien Le Parti ouvrier. L’hebdomadaire Le Prolétariat avait, dès le 19 novembre 1887, publié un souvenir assez précis de l’exécution sommaire, le 23 mai 1871, d’un infirmier de l’hôpital Beaujon, commandée par Boulanger, colonel du 114e de ligne.].
Quelle que le soit la part de la troupe recrutée pour l’affaire, depuis les anciens déportés qui se sont faits agents ou compères [Ce fut le cas de Gaston Dacosta.], jusqu’au pamphlétaire blanchi, qui a engagé, au service des fusilleurs, le même style à grelots dont il avait surexcité les fusillés [C’est bien sûr Henri Rochefort.] c’est chose grave de voir la grande ville qui, jadis, dans ses plus aventureux coups de tête, dans ses convulsions les plus sauvages, gardait au moins sa fidélité à l’idée de la Révolution, se ruer tumultueusement derrière le landau de l’homme du jour, plus qu’un homme, l’avénement d’une nouvelle couche, le beau blond, qui ne fait rien que d’être adoré, qui met si joyeusement en danse les millions dont on lui fait cadeau, et qui trompe si bien, et qui tue si bien !
Ah ! si cela pouvait avoir l’air d’une pensée de réconciliation. à travers toutes les vieilles rancunes, dans un large sentiment de solidarité patriotique ou sociale !… Mais, non, l’illusion est impossible ; des pensées si hautes n’appartiennent pas aux foules qui se livrent. Le Paris qui, acclamant un maître, prend celui-là, n’est plus le Paris d’autrefois. Erreur d’un jour, peut-être ; le vieux Paris ne l’eût point commise. On ne sait quel vide s’est fait en lui, puisque non seulement quand on lui parle de l’armée noire de la réaction tout entière gagnée et de l’or inconnu arrivant à flots, on lui parle une langue qu’il ne comprend plus ; mais que même devant le souvenir de sa vieille blessure, il passe, indifférant, sifflant sa ritournelle, comme devant une chose étrangère, sans qu’aucune fibre remue en lui.
On doit oublier ses haines, mais malheur à ceux qui perdent la conscience de leur histoire ! On n’abdique pas impunément la mémoire de ses malheurs. ll se dégage une sévère leçon de ces hécatombes de Parisiens, les plus prodigieusement meurtrières du siècle. Quelle fut, dans la fureur de répression qui a rougi les ruisseaux des rues, la part de la revanche prise par le parti du César renversé, que Paris, dans une heure d’égarement, avait acclamé douze ans plus tôt! Les réactions césariennes ont la main lourde ; et la destinée a des châtiments pesants pour ceux qui se livrent à elle. Un égarement plus grave nous en avertit aujourd’hui : nous n’avons pas le droit de rien oublier ; pas même la semaine la plus tragique de l’année terrible !
Pendant ces heures d’épouvante, dans les rues ravagées par les obus, dans les carrefours montrant à leurs quatre ouvertures l’horizon rempli par quatre hideuses colonnes de flamme et de fumée, sur les pavés bouleversés comme par un soulèvement du sol, et semés de grands amoncellements de morts, au milieu des catastrophes qui se succédaient coup sur coup, avec on ne sait quelle monstrueuse impression de fin du monde, pendant qu’au milieu de tous ces bouleversements matériels se déchaînaient toutes les Furies de la guerre civile ; on se sentait confusément, à travers la stupeur passive dont les grandes calamités accablent l’esprit, en présence d’un enfer au delà des puissances du rêve, mais qui aurait un terme comme tous les cauchemars, et dont on serait délivré à la fin, et dont on tâcherait ensuite d’effacer le souvenir comme une obsession. Puisse la destinée nous épargner cette suprême épreuve, de sentir notre mémoire se retourner vers les horreurs d’autrefois, par dégoût des déchéances présentes !
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J’ai déjà utilisé le dessin de Penkin comme couverture dans un article plus ancien.