Karl Marx lisait la presse très attentivement. En particulier la presse parisienne pendant la Commune. Il prenait des notes. Il analysait. Il synthétisait. Dès le 30 mai 1871, il a présenté au Conseil de l’Internationale un des textes les plus inspirés de la littérature mondiale (c’est une réalité objective), The Civil war in France, qui a été rapidement traduit en allemand et dans d’autres langues.

C’est un texte polémique, ironique, violent, émouvant, brillant, en un mot: magnifique.

Une première traduction en français paraît dans le journal L’Émancipation, à Toulouse, en janvier 1872. Enfin, paraît… le journal est saisi par la police. Il semble que le traducteur était Charles Longuet. Charles Longuet, membre de la Commune et délégué au Journal Officiel, était réfugié en Angleterre (et bientôt mari de Jenny Marx).

La première vraie parution en français, c’est dans un journal belge, L’Internationale, en feuilleton, du 16 juillet au 3 septembre, puis en brochure et toujours en Belgique en juin 1872. Cette traduction a été revue et corrigée par Marx. Je ne l’ai pas vue.

La première traduction française publiée en France est, sauf erreur de ma part, celle qui figure, comme un document à charge, un « abominable factum », dans une Histoire de l’Internationale, d’un Monsieur Villetard (qui était le rédacteur en chef du Journal des Débats), parue à Paris au tout début de 1872. Le livre défend la théorie du complot: c’est l’Internationale qui a organisé et manipulé la Commune. Aussi malhonnête que soit l’auteur, il a le mérite de publier cette traduction. D’ailleurs Marx l’a lue avant de relire celle de Longuet — c’est Édouard Vaillant qui lui a prêté son exemplaire!

*

Ici je ne vais pas m’attacher à la grande épopée prolétarienne qu’est aussi ce livre, mais à un simple point d’interrogation.

Villetard fait preuve d’une certaine honnêteté en indiquant, dans des notes de bas de page, deux passages de l’adresse de Marx qu’il ne comprend pas. L’un d’eux est une allusion (il faut avouer qu’elle n’est pas très claire) à un passage de Candide de Voltaire — Monsieur Villetard, pourtant ancien élève de l’École normale supérieure, n’avait sans doute pas la culture de Marx. L’autre est plus intéressant. C’est celui dans lequel Marx s’est souvenu des dames au balcon de la préfecture de Versailles, regardant arriver les premiers prisonniers parisiens. Voici la version originale:

The first batch of Parisian prisoners brought into Versailles was subjected to revolting atrocities, while Ernest Picard, with his hands in his trousers’ pockets, strolled about jeering them, and while Mesdames Thiers and Favre, in the midst of their ladies of honour (?) applauded, from the balcony, the outrages of the Versailles mob.

Ce monsieur dit dans sa note qu’il ne comprend pas pourquoi il y a un point d’interrogation entre parenthèses (!). J’ai beaucoup ri la première fois que j’ai lu cette note. J’étais dans une salle de lecture de la bibliothèque nationale, ce n’est pas un lieu où l’on entend beaucoup de rires, mais je me suis efforcée de rire silencieusement.

Un peu plus tard, j’ai ouvert le livre des Éditions sociales (communiste orthodoxe) qui contient une traduction non signée (et les notes de lecture de Marx). La phrase est traduite ainsi:

Le premier convoi de prisonniers parisiens amené à Versailles fut l’objet d’atrocités révoltantes, tandis qu’Ernest Picard, les mains dans les poches, rôdait autour d’eux en se gaussant et que Mmes Thiers et Favre, au milieu de leurs dames d’honneur, applaudissaient de leur balcon aux infamies de la tourbe versaillaise.

Ah. Le joli petit livre des éditions Mille et une nuits contient la même traduction. J’en ai lu une autre, éditions Science Marxiste (trotskiste):

La première fournée de prisonniers parisiens amenée à Versailles fut soumise aux atrocités les plus révoltantes. Ernest Picard, les mains dans les poches, le sarcasme aux lèvres rodait autour d’eux pendant que Mmes Thiers et Jules Favre, entourées de leurs dames d’honneur, applaudissaient du haut de leur balcon aux outrages de la populace versaillaise.

Je ne me livrerai pas à une analyse détaillée des différences entre ces deux traductions (peut-être devrais-je au moins signaler que le premier livre est paru en 1972 et le deuxième en 2008). Elles ont quand même deux points communs, « poches » pour « poches de pantalon » et… disparition du point d’interrogation entre parenthèses. J’ai aussi feuilleté un autre joli petit livre, éditions Entremonde, Genève-Paris, qui indique que le texte a été traduit de l’anglais mais ni quand ni par qui, et qui n’a pas de point d’interrogation non plus.

Pauvre Marx!

On ne rit pas beaucoup non plus dans ces éditions…

Et puis il y a Charles Longuet. Une traduction signée de son nom est parue en volume et en 1901.

Le premier convoi de prisonniers parisiens amenés à Versailles était l’objet de révoltantes atrocités. Pendant ce temps-là, Ernest Picard, les mains dans les poches, se promenait, gaiement ironique, devant ces malheureux. Mesdames Thiers et Jules Favre, entourées de leurs dames d’honneur (?), applaudissaient du haut de leur balcon aux violences de la foule versaillaise.

Le vieux républicain socialiste, dont le fond d’idées proudhoniennes ne fut jamais profondément modifié par son adhésion, d’ailleurs superficielle, au marxisme, a omis des paragraphes. C’est ce qu’écrit Amédée Dunois, en présentant ce texte, en 1925. Ce n’est pas la traduction de 1872. Longuet a même changé le titre, qu’il trouvait trop violent, en La Commune de Paris. Le doux Longuet, disait Amédée Dunois. Il n’était peut-être pas (plus) révolutionnaire, mais au moins il avait le sens de l’humour, et comprenait celui de son beau-père.

Et Madame Jules Favre? Marx en avait après Thiers, après Jules Favre. Il en avait après ces ignobles bourgeoises de Versailles qui se déshonoraient en maltraitant et injuriant les prisonniers.

Mais il n’y avait pas de « Madame Jules Favre » sur le balcon de la Préfecture. Une première possible Madame Jules Favre était morte l’année précédente (elle s’appelait Jeanne Charmont et était d’ailleurs l’épouse de quelqu’un d’autre, Monsieur Jules Favre s’était livré à quelques exercices de faux, des infamants secrets de sa vie d’avocat, que Millière avait dévoilés, ce qui lui avait valu d’être haï par ce « vrai républicain » et assassiné à genoux sur les marches du Panthéon le 26 mai sous prétexte de Semaine sanglante). Une deuxième Madame Jules Favre, une philosophe, fut épousée en bonne et due forme en 1874.

Dans les notes qu’il a prises au jour le jour en lisant la presse, Marx a bien noté la présence de Madame Thiers et d’un essaim de femmes, pas plus.

Qu’importe? Il y avait d’odieuses bourgeoises, et leur honneur était pour le moins douteux.

 

Livres cités

Marx (Karl), La Guerre civile en France, adresse à l’Internationale, 30 mai 1871. Avec toutes les versions citées dans le texte, dont surtout

Marx (Karl)La Guerre civile en France, Édition nouvelle accompagnée des travaux préparatoires de Marx, Éditions sociales (1972)

(la traduction « en ligne » donnée dans la bibliographie en ligne, c’est-à-dire celle qu’on trouve en cliquant ici, est identique),

plus, sous un titre différent,

Marx (Karl)La Guerre civile en France (La Commune de Paris), traduction de Charles Longuet, présenté par Amédée Dunois, Librairie de L’Humanité (1925).

Villetard (Edmond), Histoire de l’Internationale, Grasset (1872).