Le 14 mars 1871, le Paris-Journal d’un certain Monsieur de Pène, bonapartiste, publie un article intitulé « Le Grand Chef de l’Internationale ».

C’est, commence l’article, un Allemand, pire que cela, un Prussien. Il s’appelle Karl Marx, habite Berlin… Eh bien! Ce Karl Marx n’est pas satisfait de l’attitude des membres français de l’Internationale. Voilà déjà qui prouve en sa faveur. Il trouve qu’ils s’occupent infiniment trop de politique et pas assez de questions sociales. C’est son avis, et il vient de le formuler très nettement dans une lettre adressée de Berlin à son frère et ami, le citoyen Serraillier, un des grands prêtres parisiens de l’Internationale. Karl Marx supplie les membres français, et en particulier les affiliés parisiens, de ne pas perdre de vue que leur société a un but unique: l’organisation du travail et l’avenir des sociétés ouvrières. Or, on désorganise le travail au lieu de l’organiser, et il croit devoir rappeler les délinquants au respect des statuts de l’association. Nous nous mettons en mesure de publier cette curieuse lettre de M. Karl Marx dès qu’elle aura été communiquée aux membres de l’Internationale.

Et en effet, dans son numéro du 19 mars, le Paris-Journal publie « la » lettre en question. Entretemps, le journal a appris que Marx n’habite pas Berlin mais Londres. Il date donc la lettre de Londres. Cette tardive rectification pèche cependant en ceci qu’elle le fait correspondre, via Paris, avec Serraillier, qui se trouve à Londres.

La même feuille apprend ensuite à ses lecteurs que le Conseil fédéral parisien de l’Association internationale des travailleurs a exclu ses membres allemands. Cette prétendue information est reprise par la presse, en particulier par le Times.

Marx et Engels écrivent à ce journal le 22 mars:

Cette déclaration est le contre-pied exact des faits. Ni le Conseil fédéral de notre association à Paris, ni aucune des sections parisiennes qu’il représente n’ont jamais adopté aucune résolution de ce genre. La soi-disant Ligue anti-allemande, dans la mesure où elle existe, est l’œuvre exclusive de l’aristocratie et de la bourgeoisie; elle a été lancée par le Jockey Club et maintenue en vie par les adhésions de l’Académie, de la Bourse, de certains banquiers et industriels, etc. La classe ouvrière n’a rien à faire avec elle.

L’objectif de ces calomnies est évident. Peu avant le début de la dernière guerre, on fit de l’Internationale le bouc émissaire de tous les événements fâcheux.

On s’apprêtait à faire de l’Internationale de Deus ex machina de la Commune (la théorie du complot que j’ai déjà mentionnée dans un autre article).

Deux mots encore sur le Paris-Journal:

  • Un des organes les plus florissants de la presse policière parisienne, écrivit civilement Marx avant de s’énerver et de le qualifier de vermine de journal en contact direct avec la police prussienne…
  •  Le Paris-Journal de Monsieur de Pène informe ses lecteurs, dès la fin de la Semaine sanglante, le 1er juin, de l’adresse à laquelle on pourra trouver Courbet, recherché comme membre de la Commune (on ne peut s’empêcher de penser aux adresses de juifs publiées par les journaux collaborateurs pendant l’Occupation).

Faux et mensonges, sans parler de délation, direz-vous, et pas erreurs.

Peut-être même me reprocherez-vous d’avoir annoncé que je ne parlerais pas de ces faux…. Mais voilà, ces mensonges sont repris par des commentateurs honnêtes et induits en erreur, par exemple Gustave Lefrançais (élu à la Commune par le quatrième arrondissement), dans son livre Histoire du mouvement communaliste, paru à Neuchâtel à la fin 1871, écrit.

La lettre ultérieurement écrite au citoyen Serrailler (sic) par Karl Marx, l’inspirateur principal de la section allemande de l’Internationale, au sujet des élections du 8 février, et dans laquelle il critique avec une certaine amertume l’intervention de la section française dans ces élections, témoigne suffisamment qu’à tort ou à raison l’Internationale était alors peu disposée à se mêler de politique active.

Je ne suis d’ailleurs pas la première à le lui reprocher. Dès le 12 mars 1872, Karl Marx avait écrit au journal socialiste belge La Liberté:

Immédiatement après la publication de ma soi-disant lettre à Serraillier, j’ai déclaré dans le Times, le Courrier de l’Europe, le Zukunft de Berlin, etc., que cette lettre était une fabrication du Paris-Ioumal. Serraillier, de son côté, dénonça publiquement le journaliste policier qui était le véritable auteur de cette lettre. Comme presque tous les organes de l’Internationale et même quelques journaux parisiens ont pris connaissance de nos déclarations, je suis réellement étonné de voir le citoyen Lefrançais endosser le faux en écriture publique fait par Henri de Pène.

(à suivre)

 

Livres utilisés

Marx (Karl) et Engels (Friedrich), Correspondance, Éditions sociales (1985).

Lefrançais (Gustave), Étude sur le mouvement communaliste, Neuchâtel (1871).