Le cinéaste Jean L’Hôte confia un jour à l’écrivain Jean-Pierre Chabrol deux pages, le synopsis d’un film dont aucun producteur ne voulait. Jean-Pierre Chabrol, qui s’intéressait à la Commune de Paris, continua à se documenter, sur les canons — dans un musée –, sur Belleville — à Belleville (cette histoire se passe dans les années 1960) –, sur la Commune — auprès de ses amis historiens, Maurice Choury notamment.

Jean-Pierre Chabrol, qui avait commencé sa vie professionnelle comme dessinateur à L’Humanité, punaisa une feuille de papier Canson sur sa table de travail, posa son cahier et son café sur ce sous-mains, et commença à écrire.

Ça n’alla pas vraiment tout seul. Écrire un roman est une affaire délicate. Il faut parfois s’arrêter plusieurs mois pour pouvoir recommencer et continuer. Et c’est ce qu’il fit. La feuille de Canson se couvrit de croquis et de taches de café essuyées du coude pendant que le roman prenait forme — ou formes, puisque les deux pages de Jean L’Hôte devinrent un beau bébé de 865 pages, Le Canon fraternité.

Le livre fut publié par Gallimard en 1970, à temps pour participer au centenaire de la Commune. Au milieu de centaines de livres de toute sorte, plusieurs romans contribuèrent en effet à célébrer l’événement. Ceux que j’ai lus figurent en fin d’article, indépendamment de ce que j’en pense (la volonté de tirer un bénéfice commercial de l’événement est parfaitement visible dans cette liste).

Le Canon Fraternité reparut en « Omnibus » en 2000, avec une petite préface de l’auteur, des fiches illustrées sur les personnages du roman et un grand beau dessin de l’impasse du Guet avec ses habitants et ses enseignes (mais pas la feuille de Canson), ainsi que la préface que Chabrol avait écrite pour le livre sur la poésie de la Commune, de son ami Choury.

Le Canon Fraternité n’est pas disponible en librairie aujourd’hui (à la date de cet article). Pourtant, les éditions Gallimard fabriquent de très solides gros « Folio ». On peut le trouver dans certaines bibliothèques publiques, et même en acheter des exemplaires d’occasion. Débrouillez-vous, mais lisez-le!

Les héros du Canon Fraternité

  • L’impasse du Guet, une impasse de Belleville, avec ses habitants misérables et enthousiastes.
  • Un canon fabriqué par les gosses de l’impasse avec les petits sous de bronze donnés par les pauvres de Belleville — littéralement fabriqué (des droits d’auteur des Châtiments donnés par Hugo, d’un tableau donné par Courbet, on a aussi fait des canons, mais pas « littéralement »).
  • Un garçon de dix-sept ans, Florent, paysan et lettré, réfugié à Paris pour cause de Prussiens à Rosny-sous-Bois, qui découvre Belleville de son œil naïf de paysan et tient son journal.
  • Une fille de quinze ans, Marthe, jeune femme libre, qui mène l’affaire du canon et porte le roman du début à la fin… et mène aussi Florent par le bout du nez. Une vraie femme, et pas une « pure héroïne »…

Les images des couvertures

  • Celle de cet article est une lithographie de Théophile Steinlen, qui porte le titre « Mai 1871 ».
  • Celle de la jaquette de l’édition Gallimard du Canon Fraternité est une  version colorisée de cette lithographie (dont je ne sais pas si elle est, originellement, de Steinlen lui-même). Une femme et un drapeau rouge, donc (oui, le drapeau est rouge). Très adapté au roman.
  •  Celle de l’édition « omnibus » est, pour des raisons que j’ai du mal à imaginer, une image de barricade sur laquelle je ne suis pas sûre qu’il y a un drapeau… mais sur laquelle je suis certaine qu’il n’y a pas une seule femme.

À ceux qui ont peur des femmes, je dédie cette reproduction d’un très beau tableau de 1885, toujours de Théophile Steinlen (1859-1923), qui se trouve au Musée du Petit-Palais à Genève et se nomme « Commune de Paris ». La Commune est une femme (comme la Liberté de Delacroix), la preuve, elle a deux seins.

Théophile Steinlen Commune de Paris
Théophile Steinlen Commune de Paris

J’ai lu des critiques de l’époque, dans lesquelles le roman était critiqué comme:

  • trop difficile à lire pour les ouvriers auxquels il prétend s’adresser
  • de forme trop classique, c’est un roman bourgeois.

C’est condescendant et peut-être même contradictoire. J’aime beaucoup ce livre (évidemment! je ne vais pas perdre du temps à écrire un article sur un livre que je n’aime pas) — c’est un de ceux dans lesquels j’ai découvert, quand j’avais seize ans, la Commune et peut-être aussi déjà l’idée d’une histoire « humanisée ».

La forme du livre, donc

Eh bien, parlons-en, de la forme. Florent Rastel tient un journal, sur des cahiers. Il a dix-sept ans en 1871. Il relit ses cahiers pendant la première guerre mondiale et ajoute des commentaires (en italiques), il se relit à nouveau en 1936 et ajoute une deuxième couche de commentaires (en gras). Ce journal est apporté à l’éditeur par un descendant de Florent.

J’ajoute une troisième couche de commentaires: le livre est bien du temps où il a été écrit (les années 1960). Je ne donnerai qu’un exemple. Les gosses de l’impasse ressemblent beaucoup à la bande à Totoche, avec Corinne et Jeannot, des bandes dessinées de Jean Tabary qui paraissaient ces années-là dans Vaillant, le Journal le plus captivant (qui devint Pif Gadget). Le dessinateur Chabrol a d’ailleurs fait des fiches pour les gosses de son impasse qui confirment la ressemblance. Les héros de Tabary vivent sur les pentes de Belleville, qui ressemblait encore beaucoup, à l’époque, au Belleville de 1871. Les rues aujourd’hui disparues, avec leurs escaliers, leurs terrains vagues et leurs taudis, étaient des terrains d’aventure plus excitants que le très clean « Parc de Belleville »… la disparition de Belleville n’était alors que programmée.

La parenté entre le narrateur (Florent Rastel) et l’auteur (Jean-Pierre Chabrol) est discrètement suggérée par ce nom, Rastel, apparu au cours de l’écriture du livre (certaines fiches portent « Florent Chapon »), Pont-de-Rastel est le nom du village cévenol de Chabrol.

La forme « journal » a l’air aujourd’hui d’aller de soi. Le journal est, avec la correspondance, la forme obligée de la littérature « de témoignage ». Et celle-ci est réputée commencer pendant la première guerre mondiale. Et pour cause: les soldats envoyés au feu sont tous passés par l’école obligatoire, les intellectuels ont été envoyés se faire tuer comme les autres (une liste de cinq cent soixante écrivains (560 écrivains!) tués « pour la France » pendant cette guerre figure au Panthéon). Je ne parle pas de la deuxième guerre mondiale.

En réalité, il y a de nombreux témoignages sur la Commune (je reviendrai sur cette question). Mais peut-être pas de journal publié comme tel.

Les écrivains d’après la deuxième guerre mondiale semblent avoir perçu ce manque. Le Canon Fraternité n’est ni le premier ni le dernier roman sur la Commune qui utilise cette forme (anachronique?). Il y a eu, par exemple,

  • en 1960, avant Chabrol, donc, de très peu crédibles Carnets d’un Fédéré, non signés par leur véritable auteur,
  • beaucoup plus récemment, Comme un, Commune, un peu plus crédible et surtout très bien documenté.

Lisez Le Canon Fraternité (je l’ai déjà dit?)! C’est un très beau roman, un livre d’écrivain, un livre chaleureux, documenté et précis, dont « le peuple » occupe le centre — c’est rare!

Les informations sur Jean L’Hôte, le papier Canson, et celles issues des carnets de Chabrol viennent de l’édition « Omnibus » du roman.

Livres et articles cités (ou pas)

Chabrol (Jean-Pierre)Le Canon fraternité, Paris, Gallimard (1970). Réédition Omnibus (2000).

Gamarra (Pierre), L’Or et le sang, Éditeurs français réunis (1970).

Lanoux (Armand)La Polka des canons, Grasset (1970), — Le Coq rouge, Grasset (1971).

Saint-Laurent (Cécil)La Communarde, Presses de la Cité (1970).

Touroude (Georges), Les Pavés de la haine, Albin Michel (1970).

Choury (Maurice), Les Poètes de la Commune, préfacé par Jean-Pierre Chabrol, Seghers (1970).

Roche (Anne) et Delfau (Gérard), La Commune et le roman français, Le Mouvement social (1971).

Roche (Anne), Le Roman et la Commune, Jalons pour une description, International Review of Social history 17 (Avril 1972).

Tabary (Jean), La bande à Totoche, in Vaillant, le journal le plus captivant (à partir de 1959).

Detue (Frédérik) et Lacoste (Charlotte) (sous la direction de), Témoigner en littérature, Europe, revue littéraire mensuelle (Janvier-février 2016).

Faucher (Jean-André), Martial Sénisse, Carnets d’un fédéré, Action (1960).

Bachmann (Bruno), Comme un, Commune, Petra (2014).