Dans cet article, je confronte les notes d’Albert Theisz à différents autres récits de l’après-midi du jeudi 25 mai 1871 sur le boulevard Voltaire. La lecture de cet article sera peut-être un peu chaotique et technique — de cette confrontation sont issues les considérations exposées dans un article « Conclusions » sur les notes de Theisz.

Les autres récits sont, comme expliqué dans ces « conclusions »:

  • les trois textes de Lissagaray (1871, 1876 et 1896),
    • Les huit journées de mai derrière les barricades, 1871,
    • Histoire de la Commune de 1871, édition de 1876,
    • Histoire de la Commune de 1871, édition de 1896,
  • celui de Jourde (1877), Souvenirs d’un membre de la Commune,
  • le texte d’Olivier Pain et Charles Tabaraud, Les évadés de Paris après la Commune, XVI Jaclard,
  • les réponses données par Victor Jaclard à l’enquêteur de la Revue blanche (1897),
  • le « témoignage » tardif d’Avrial, donné à Maxime Vuillaume pour Mes Cahiers rouges au temps de la Commune (après 1908).

que j’appellerai respectivement Lissa71, Lissa76, Jourde, Lissa96, PainTaba, Jaclard97, AvrialVuillaume.

Le « code-couleurs » est, comme dans les précédents article, noir pour Theisz, bleu pour moi, avec en plus ici, vert pour tous les autres.

*

À 6 heures il y eut à la Mairie du XIe une réunion d’officiers supérieurs (Lissa71).

[Le matin, Vermorel est sur la place du Château-d’Eau]

  • accompagné de Cournet, Robert Caze jeune homme de dix-neuf ans, Olivier Pain […] Olivier Pain est blessé (PainTaba).

[Les Versaillais ont beaucoup avancé. Theisz et d’autres vont aux barricades du côté du pont d’Austerlitz et de la Bastille.]

  • Revenu au 11e, [Theisz voit] Eudes auquel on vient demander des hommes pour soutenir le cirque Napoléon. Au même instant arrivent Vermorel et Jaclard revenant de l’enterrement de Dombrowski (Theisz).
  • Le jeudi matin, le corps de Dombrowski fut porté au Père-Lachaise, escorté par Vermorel, membre de la Commune [et d’autres] (Lissa71).
  • Deux jours auparavant, il [Vermorel] avait prononcé sur la tombe ouverte de Dombrowski un éloquent discours d’adieu (Jourde). [Ici erreur de date de Jourde.]
  • C’était le jeudi, à une heure ou deux. Vermorel, à la mairie du XIe, me dit: « On m’annonce que la barricade du Château-d’Eau est abandonnée, veux-tu y venir avec moi? » En chemin nous réunissons quelques troupes et notamment les débris de deux bataillons de ma légion, lesquels avaient pris part, pendant toute la durée de la Commune, aux hostilités du côté Asnières-Neuilly (Jaclard97).

[Il faut maintenant suivre en parallèle ce qui se passe à la mairie (pas raconté par Theisz, qui semble être ailleurs, et pas non plus par Lissa71) et ce qui se passe sur le boulevard Voltaire.]

[Résumé de ce qui se passe à la mairie:]

  • Une nouvelle réunion s’était tenue vers midi. Vingt-deux membres de la Commune (et du Comité central (Lissa96)) y assistaient (Lissa76) [Lissagaray était présent au onzième ce jour-là. Son insistance sur le nombre 22 et l’ajout de la précision « et du Comité central » dans la deuxième édition laissent à penser qu’il avait reconstitué une liste de ceux qui étaient là. Theisz et Vermorel en étaient-ils?].
  • Trente membres de la Commune (Jourde).

[Au cours de cette réunion est discutée une proposition de médiation des Prussiens proposée par l’Ambassadeur des États-Unis (Jourde semble avoir choisi d’ignorer cette histoire), à la suite de quoi]

  • Quatre membres de la réunion dont Delescluze (Lissa76),
  • Delescluze avec Vermorel, Vaillant et Arnold (Lissa96)…

[(la présence de Vermorel est douteuse) — qui est allé à la porte de Vincennes avec Delescluze a fait l’objet d’une polémique violente entre Pindy et Vaillant… en 1910-1912. Voir le livre de Vuillaume p. 517. Pour ce qui concerne Theisz, Pindy dit: « [Theisz et Vermorel] se mirent à sa recherche [celle de Delescluze], le virent mourir, et l’on ramena Vermorel blessé ».]

  • … se rendent à la Porte de Vincennes] à trois heures (Lissa76, 96) [et en reviennent sans avoir pu passer, Delescluze très déprimé qu’on ait cru qu’il essayait de quitter Paris]. On l’avait pu soupçonner un instant d’une lâcheté; ce fut pour lui le coup de la mort (Lissa76).

[Pendant ce temps la bataille continue. À trois heures, Frankel et Dmitrieff, blessés Faubourg-Saint-Antoine, arrivent à la mairie (rapporté dans Lissa71, 76, 96).]

[Retour boulevard Voltaire.]

  • Nous descendons au cirque. Arrivé à Bataclan je rencontre Vermorel, Jaclard et Lisbonne qui nous apprend que la barricade du Château d’Eau était abandonnée. Il y avait autour de nous vingt Gardes nationaux. Un garde dit qu’il faut occuper la barricade du Château d’eau (Theisz).
  • Ce jour même, jeudi, il [Vermorel] se tint pendant plus de deux heures à la barricade de l’entrée du boulevard (Lissa71). [Il n’y a pas d’heure précisée.]
  • Theisz, en tenue de garde national, était avec nous. A la barricade nous distribuons les hommes. Nous passons en vue les barricades voisines et parvenons à les remplir. A celle de la rue Popincourt, nous trouvons Ranvier. Il y avait une accalmie (Jaclard97).

[Theisz décrit la situation de la barricade. Les différents défenseurs de la barricade sont décrits par les différents auteurs.]

  • Un jeune garde, 17 ans, monte sur la barricade, montrant le poing aux Versaillais, leur criant en les insultant et en disant que son père venait de mourir (Theisz).
  • Une jeune fille âgée de dix-neuf ans, habillée en fusilier marin, rose et charmante, avec ses cheveux noirs bouclés, se battit avec acharnement pendant une journée (Lissa71).
  • [La même jeune fille et] Un enfant de quinze ans, Dauteuille, va ramasser sous les balles le képi [d’un lieutenant mort] (Lissa76).
  • À une barricade Faubourg-du-Temple, le plus enragé tireur est un enfant (Lissa76).

[De cet enfant, Lissagaray raconte l’histoire de la montre ramenée à sa mère — que l’on peut lire aussi dans le poème Sur une barricade… de L’Année terrible. Mais quelle est donc la source de cette belle histoire? — enfin, en 1896, Lissagaray cite ces trois jeunes défenseurs, précise que la jeune fille s’appelait Marie M. (un de ses lecteurs l’a informé?), et ajoute, première occurrence du jeune garçon chez lui]

  • un garçon de dix-huit ans, qui agite un guidon, tombe mort. Un autre saisit le guidon, monte sur les pavés, montre le poing à l’ennemi invisible, lui reproche d’avoir tué son père. Vermorel, Theisz, Jaclard, Lisbonne veulent qu’il descende; il refuse, continue jusqu’à ce qu’une balle le renverse (Lissa96).
  • C’était le 26 [erreur de date] à six heures du soir (PainTaba).
  • Vermorel dit: « J’apprends qu’on va faire sauter les maisons d’angle, ça vous est égal de sauter avec? » Il s’éloigne de quelques pas et je le vois au milieu de la barricade. Theisz et Lisbonne étaient toujours là. Tout à coup, j’entends: « A moi, Jaclard! » A ce même moment, sur la crête de la barricade, un gamin, le drapeau à la main, apostrophait les Versaillais. Un garde national le tirait en arrière (Jaclard97).

[Jaclard se souvient de la blessure de Vermorel un peu avant les autres. L’image du gamin est très forte.]

  • Je vois Lisbonne tomber. J’entraîne à quelques pas de là Vermorel, et, me retournant, je vois le gamin sur la barricade. Il tombe. Nous arrivons à la rue voisine. j’étends Vermorel sur le trottoir (Jaclard97).

[Theisz avait parlé du Cirque.]

  • À six heures […] la caserne du Château-d’Eau […], le cirque Napoléon étaient au pouvoir de M. de Mac-Mahon (Jourde).

[Theisz n’a plus mentionné le cirque. C’est l’heure où Delescluze décide de partir de la mairie vers la barricade — départ pour la porte de Vincennes vers trois heures, retour à la mairie avant six heures, ce serait cohérent avec le fait que Delescluze aurait attendu, porte de Vincennes, que l’un de ceux qui l’accompagnaient fasse un aller-retour à la mairie pour y chercher un laissez-passer. Surtout si cet aller-retour a été fait à pied (plus d’une heure) comme Vaillant dit qu’il l’a fait (Vuillaume, page 570) — avec]

  • deux cents fédérés (Jourde)

[et Jourde lui-même]

  • Delescluze, que je rencontrai à ce moment, me permit de l’accompagner (Jourde).

[Abandonnant la barricade, les autres se dirigent en sens inverse.]

  • mon frère se retourne et dit: Lisbonne est blessé (Theisz).
  • Le dernier fédéré [sur la barricade] venait d’être renversé, roide mort. Vermorel, Jaclard, Theisz, son frère et Lisbonne remontaient dans la direction de la mairie du onzième arrondissement quand ce dernier poussa un cri et s’affaissa sur le trottoir, à l’angle de la rue des Fossés-du-Temple (PainTaba).

[Theisz et ceux qui l’accompagnent n’ont pas encore rencontré Avrial.]

  • Nous partîmes de la mairie du onzième vers quatre heures, Vermorel, Theisz et moi. Nous prîmes par la rue Oberkampf et la rue Amelot (AvrialVuillaume). [Avrial ne mentionne jamais la présence de « Theisz jeune », peut-être tout simplement parce qu’il ne le connaissait pas et qu’il était en uniforme.]
  • Nous retournons sur nos pas. Jaclard et Theisz jeune nous suivent (Theisz).
  • Plus loin, Lisbonne, qui ayant trop défié la mort, était venu tomber au Château d’Eau comme Brunel: on le ramenait sans un souffle (Lissa76).
  • Plus loin, Lisbonne blessé que soutenaient Vermorel, Theisz, Jaclard (Lissa96).
  • […] Lisbonne […] fléchit et s’affaisse. — Lisbonne… Lisbonne blessé, s’écrie Vermorel… Vermorel n’a pas achevé que je sens son bras s’appuyer sur mon épaule. Il chancelle, pâlit. Une balle l’a frappé… (AvrialVuillaume).

[Lequel de deux a romancé, Avrial ou Vuillaume, je ne trancherai pas. La suite du texte de Vuillaume (p.195) contient un peu crédible dialogue entre Avrial et Delescluze.]

  • Vermorel lâche le bras de Lisbonne — il lui tenait le bras droit et se trouvait du côté des maisons — et dit « Ah! je suis mort (Theisz).
  • Vermorel […] « je suis mort! » (PainTaba).
  • Vermorel tombe à son tour, grièvement frappé (Lissa96).

 

  • Je le [Lisbonne] conduis à petits pas jusqu’à cette voiture. Au même moment débouchent du passage du jeu de Boule des Gardes nationaux. Les Gardes accourent, prennent Lisbonne et le mettent dans la voiture (Theisz).

 

  • Je reviens à Vermorel. Soutenu par mon frère et Jaclard il marchait (Theisz).
  • Jaclard et le frère de Theisz le reçurent dans leurs bras (PainTaba).

 

  • Nous le portons passage du Jeu de Boules. Il ne peut plus marcher, il est très calme. On lui fait une civière avec des fusils (Theisz).
  • Plus loin, Vermorel, que ses collègues Theisz et Avrial emportaient presque mort sur une civière (Lissa71).
  • Enfin, Vermorel, blessé à côté de Lisbonne et que ses collègues Theisz et Avrial emportaient sur une civière (Lissa76).
  • Plus loin, nos collègues Theisz et Avrial ramenaient, sanglant, blessé à mort, le brillant publiciste, notre cher et courageux Vermorel (Jourde). [il est vraisemblable que Jourde a utilisé Lissagaray, puisqu’il reprend exactement la même tournure]

[Suivant le texte Theisz, Theisz n’a rencontré Avrial qu’après avoir rencontré Delescluze, près de la mairie, donc. La présence d’Avrial lors de la blessure de Vermorel est rapportée par Lissagaray, dans ses textes de 1871 et de 1876, mais plus dans celui de 1896, plus compatible avec le texte Theisz. Pensons que tous ces hommes devaient être en uniforme, qu’il y avait du bruit et de la fureur, que tous ont fait des allées et venues notamment sur le boulevard, et qu’il était sans doute facile de croire qu’on avait vu Avrial alors qu’on avait croisé Jaclard.]

[Le baiser de la cantinière est attesté par Jaclard. Je n’insiste pas pour ne pas allonger démesurément cet article.]

  • Theisz et Jaclard l’emportent sur une civière (Lissa96).
  • Rue de Malte nous frappons à une maison pour avoir un matelas (Theisz).
  • Theisz et moi le soutenons pendant que des fédérés qui se sont approchés vont chercher un matelas dans une maison voisine de la rue Amelot (AvrialVuillaume).
  • Sur notre route [il accompagne Delescluze], dans une petite charrette traînée à bras, nous reconnûmes Lisbonne, ce fou de courage et de témérité, que l’on rapportait, les deux cuisses broyées par un éclat d’obus (Jourde).

 

  • Je l’arrête [Delescluze] et lui apprends que Vermorel est blessé. Il va lui serrer la main et lui dit quelques mots. Il serre la main à Jaclard et à Theisz (Theisz).
  • Delescluze serre la main du blessé et lui dit quelques mots d’espoir (Lissa96).

[Le matelas (dont Avrial se souvenait), l’ambulance, le baiser, ne sont dans aucun livre d’histoire. Dans le retour à la mairie avec Vermorel, notons]

  • Nous rencontrons Avrial (Theisz).
  • À la mairie, Avrial, qui avait voué une amitié profonde à l’écrivain socialiste, vint généreusement lui prêter son appui (PainTaba).

[À la mairie.]

  • Ferré vient et l’embrasse [Vermorel]. Vermorel lui dit: « Vous voyez bien que la minorité sait se faire tuer pour la Commune ». Ferré lui répond: « Des membres, mais pas tous » (Theisz).
  • Quelques-uns de ses collègues l’entourent. Ferré l’embrasse, et Vermorel lui dit : « Vous voyez que la minorité sait se faire tuer pour la cause révolutionnaire. (Lissa96).
  • Ferré entra. Il courut vers le blessé, serra ses mains déjà brûlantes de fièvre. — C’est vous, Ferré, dit doucement Vermorel. Vous voyez, cher ami, que la minorité sait aussi se faire tuer… (AvrialVuillaume).

[Ici on pourrait gloser sur les causes pour lesquelles on se fait tuer: la Commune (Theisz)/la cause révolutionnaire (Lissa96)/les points de suspension (Avrial ou plutôt Vuillaume)… On pourrait aussi se souvenir qu’Avrial a lu le livre de Lissagaray.]

  • Nous prenons une civière […] Nous arrivons chez Pain (Theisz).
  • Vermorel fut […] conduit au numéro 283 du boulevard Voltaire: c’était dans cette maison qu’avait été transporté la veille [le matin même] Olivier Pain (PainTaba).
  • Nous conduisîmes Vermorel dans un asile où se cachait déjà un ami, Olivier Pain, blessé dans la matinée (AvrialVuillaume).

[Il est presque étonnant que Jourde ne mentionne pas Olivier Pain, qui était un de ses compagnons de bagne et d’évasion. Mais c’est la mort de Delescluze qu’il raconte, pas la blessure de Vermorel. Jaclard est très détaillé sur l’asile trouvé par Vermorel, où il fut arrêté.]

Voir le document ici.

Livres et articles cités

Scheler (Lucien)Albert Theisz et Jules Vallès, Europe 499-500 (Novembre-décembre 1970), p. 264-272.

Lissagaray (Prosper-Olivier)Les huit journées de mai derrière les barricades, Bureau du Petit Journal, Bruxelles (1871), — Histoire de la Commune de 1871, Bruxelles, Librairie contemporaine de Henri Kistemaeckers (1876), — Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).

Jourde (Francis)Souvenirs d’un membre de la Commune, Henri Kistemaeckers, Bruxelles (1879).

Pain (Olivier) et Tabaraud (Charles)Les évadés de la Commune, série d’articles dans L’Intransigeant (1880).

Enquête sur la Commune, La Revue Blanche, tome 12. Réimpression de 1968 (Genève, Slatkine)

Vuillaume (Maxime)Mes Cahiers rouges Souvenirs de la Commune (avec un index de Maxime Jourdan), La Découverte (2011).

Hugo (Victor)L’Année terrible, Michel Lévy (1872).