Après la lecture des morceaux 22 et 23 mai, 24 mai, et 25 mai (les trois articles début, suite et fin), il reste, comme annoncé dans l’introduction, à conclure.
Pour cette conclusion, j’utilise aussi d’autres comptes rendus de l’après-midi du jeudi 25 mai que le boulevard Voltaire, que l’on pourra lire séparément.
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C’est bien un texte d’Albert Theisz. Malgré les changements de « Theisz » à « je », les « Theisz frères », « Theisz jeune », « mon frère » garantissent l’identité de : « je » avec « Theisz ».
C’est un authentique témoignage. La volonté de l’auteur est de ne raconter que ce qu’il a vu. Le fait qu’il ne raconte pas, par exemple, la mort de Delescluze, est caractéristique.
À l’appui de cette affirmation, je relèverai de nombreux détails « touchants », qui n’ont pas forcément lieu d’être repris par des « historiens » et qui contribuent à la nature de témoignage de ce texte:
- Dans l’expression:
- Au bout de quelques instants, Dombrowski est mort.
- Au bout d’un instant, les deux tiers des hommes sont morts.
- Dans les détails humains:
- La femme […] nous recommande bien de le lui rapporter [le matelas].
- Il lui a demandé à l’embrasser. Ce qu’elle a permis.
- Nous mourions de faim.
- Les aveux de faiblesse:
- Ils cherchent à prendre un bain pour se reposer.
- « Ne m’abandonnez pas » (Lisbonne).
- « Ne me laissez pas ici » (Vermorel). Après les preuves de courage que ces hommes ont données (Vermorel retournant sous la mitraille chercher Lisbonne blessé, par exemple), c’est au moment où ils sont blessés et surtout ne peuvent plus agir qu’ils commencent à avoir peur.
De quand date ce texte? La précision millimétrique de l’itinéraire et des détails (la rampe, par exemple) en font assurément un texte recueilli dans une certaine immédiateté.
Il n’est pas impossible que l’adjectif « communiste » (si ce n’est pas une mauvaise lecture d’une mauvaise écriture) date aussi le texte d’immédiatement après la Commune (avant que les mots « communaliste » et « communard » ne se soient imposés).
Je serais un peu étonnée s’il était prouvé que le cahier est aussi tardif (1879) que le dit Scheler dans son article.
Pour qui ce texte a-t-il été écrit et pourquoi?
Pour tenter de répondre à cette question, il est intéressant de le comparer aux autres relations des événements du jeudi 25 mai que nous connaissons. Il en existe plusieurs et ce pour plusieurs raisons:
- le Paris communard s’était tellement réduit géographiquement que toute la résistance était concentrée près de la mairie du onzième — tout le monde a vécu les mêmes événements,
- l’après-midi du 25 mai a été un des moments les plus tragiques de l’histoire de la Commune, et ceci à cause d’au moins trois événements
- le bizarre aller-retour de Delescluze et d’autres membres de la Commune à la porte de Vincennes (dont Theisz ne parle pas — il est ailleurs à ce moment-là et ne parle que de ce qu’il a vu),
- la blessure de Vermorel, qui va entraîner sa mort dans une prison (hôpital?) versaillaise en juin,
- et surtout la mort de Delescluze — un des morceaux de bravoure obligés des historiens de la Commune.
De sorte que plusieurs de ceux qui étaient présents (et nommés par Theisz dans son texte) ont raconté cette après-midi. On peut noter
- les trois textes de Lissagaray (1871, 1876 et 1896),
- Les huit journées de mai derrière les barricades, 1871,
- Histoire de la Commune de 1871, édition de 1876,
- Histoire de la Commune de 1871, édition de 1896,
- celui de Jourde (1877), Souvenirs d’un membre de la Commune,
- le texte d’Olivier Pain et Charles Tabaraud, Les évadés de Paris après la Commune, XVI Jaclard, dans une série d’articles publiés par le quotidien L’Intransigeant dans ses premières semaines, et précisément les 23 et 24 août pour les deux articles consacrés à Victor Jaclard (1880) (je précise que c’est en lisant le livre de Benoît Laurent sur la poste pendant la Commune que j’ai appris l’existence de cette série),
- les réponses données par Victor Jaclard à l’enquêteur de la Revue blanche (1897),
- mais aussi le « témoignage » tardif d’Avrial, donné à Maxime Vuillaume pour Mes Cahiers rouges au temps de la Commune (après 1908) — il ne s’agit pas d’un texte écrit par Avrial mais d’une retranscription par Vuillaume de choses qu’Avrial lui a dites (le temps n’est pas le seul filtre…).
Il est inutile d’accumuler les récits de deuxième main.
Par exemple, dans le livre de Lefrançais, toutes les dates correspondantes sont fausses: enterrement de Dombrowski le 24, Vermorel blessé le 26 et Delescluze mort le 27. Bizarrement, Lefrançais semble vouloir éviter cette journée du jeudi 25 (où je crois comprendre que tous ces événements ont eu lieu).
Le livre de Malon, le premier paru, et publié lui aussi en Suisse, donne une version plus compatible avec celle de Theisz, peut-être fournie par Jaclard.
Il y a d’autres « souvenirs » de ce moment. Par exemple, Zéphirin Camélinat n’apparaît pas dans les notes de Theisz ni d’ailleurs dans aucune des « histoires » de ce jeudi après-midi citées ci-dessus. Il a pourtant raconté (à un journaliste du Petit Parisien, beaucoup plus tard):
J’étais avec Vermorel quand il a été blessé par les versaillais. Je l’ai pris dans mes bras, il est mort…
(c’était le 16 janvier 1929 et c’est disponible sur Gallica). Cinquante-huit ans après… La phrase est, au moins, une ellipse: Vermorel est mort le 20 juin dans une prison versaillaise.
Et Vallès? Puisqu’après tout, Scheler dit que c’est à sa demande que Theisz a écrit son texte.
Dans L’Insurgé, Vallès ne mentionne Theisz que le samedi matin (27 mai).
On est resté debout toute la nuit. À l’aube, Cournet, Theisz, Camélinat et moi, nous sommes redescendus vers Paris.
Aucune des informations rassemblées par Theisz dans son texte ne figure, d’une façon ou d’une autre dans L’Insurgé. L’histoire que raconte Vallès est très différente. Pas contradictoire, mais différente. Il s’intéresse à rapporter les réactions diverses des fédérés divers avec lesquels il passe la semaine — dans son arrondissement, le quinzième, du côté où sont entrés les Versaillais, puis dans le cinquième autour du Panthéon le mardi et le mercredi — ceux qui veulent abandonner, ceux qui maudissent les « parleurs », dont Vallès fait partie, ceux qui sont fiers d’avoir exécuté les otages… Il faut noter aussi le manuscrit (alors inédit) de fragments d’une première version de L’Insurgé, retrouvé et édité par Silvia Disegni, dans lequel sont mentionnés
- le garçon sur la barricade, dont non seulement le père mais aussi le frère et peut-être aussi la mère (beaucoup de ratures et remords) sont « en bas de la muraille armée parmi les morts ». Vallès ajoute qu’ils sont « adossés par là contre une pierre, il avait lavé leurs blessures »,
- la civière pour Lisbonne: « pour faire une civière, on a arraché un volet à une fenêtre sur lequel on l’a couché. On a jeté Lisbonne dans une charrette (beaucoup de ratures).
Ce n’est pas complètement en accord avec le texte de Theisz. Peut-être simplement parce que L’Insurgé est un roman.
J’ai comparé les différents récits dont la liste figure ci-dessus. J’en donne le détail dans un autre article où je cite ce que disent tous ces auteurs sur tel ou tel point. Il me semble très probable que Lissagaray a utilisé ce texte entre les deux versions de son livre. Entre 1876 et 1896, il a modifié son texte (de beaucoup de façons, mais pour ce qui nous concerne ici) en ajoutant la mention sur la barricade du jeune garde national dont le père a été tué, avec Vermorel, Theisz, etc., qui lui demandent de descendre, d’une part, et en remplaçant Avrial par Jaclard dans l’épisode de Vermorel. Comment, sinon grâce au témoignage de Theisz?
Pourquoi ce texte n’est-il pas davantage cité?
Une dernière question s’impose. Comment un récit aussi remarquable a-t-il pu être ignoré de tous ceux (par prudence, je corrige en « de beaucoup de ceux » — il y a quand même le livre de Georges Frischmann) qui ont écrit sur la Commune depuis sa publication en 1970? Auteur au nom pas assez connu? Pas de martyrologe? Pas de pathos? Pas de « révélations »? Pas d’envolée lyrique? Pas de détail romanesque? Le baiser de la cantinière, pourtant… Trop modeste? Trop humain?
Livres et articles cités
Scheler (Lucien), Albert Theisz et Jules Vallès, Europe 499-500 (Novembre-décembre 1970), p. 264-272.
Lissagaray (Prosper-Olivier), Les huit journées de mai derrière les barricades, Bureau du Petit Journal, Bruxelles (1871), — Histoire de la Commune de 1871, Bruxelles, Librairie contemporaine de Henri Kistemaeckers (1876), — Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).
Jourde (Francis), Souvenirs d’un membre de la Commune, Henri Kistemaeckers, Bruxelles (1879).
Pain (Olivier) et Tabaraud (Charles), Les évadés de la Commune, série d’articles dans L’Intransigeant (1880).
Enquête sur la Commune, La Revue Blanche, tome 12. Réimpression de 1968 (Genève, Slatkine).
Vuillaume (Maxime), Mes Cahiers rouges Souvenirs de la Commune (avec un index de Maxime Jourdan), La Découverte (2011).
Lefrançais (Gustave), Étude sur le mouvement communaliste, Neuchâtel (1871).
Malon (Benoît), La Troisième défaite du prolétariat français, Neuchâtel (1871).
Vallès (Jules), L’Insurgé, Œuvres, Pléiade, Gallimard (1989).
Disegni (Silvia), Un manuscrit autographe de L’Insurgé, Les amis de Jules Vallès (octobre 1986).
Rougerie (Jacques), Écriture d’une histoire « immédiate »: l’Histoire de la Commune de 1871 de Lissagaray, Publications de l’Université Blaise Pascal (2009).
Frischmann (Georges), Albert Theisz, pionnier de l’Association parisienne de l’Internationale et de la première chambre fédérale ouvrière, directeur des postes de la Commune de Paris (1871), Éditions de la Fédération C.G.T. des P.T.T. (1993).