Une courte page culturelle, pour nous délasser de la police politique et de ses mouchards

Que je commencerai par une citation de Philémon, vieux de la vieille:

Je ne pourrai pas dire à laquelle des barricades de la Porte Saint-Denis ou de la Porte Saint-Martin je brûlai mes dernières cartouches. Je me rappelle seulement qu’un orgue de Barbarie nous jouait des motifs d’Orphée aux enfers pour nous exciter.

C’est à ces deux phrases que j’ai pensé en entendant, il y a quelques jours, à la radio, des extraits de La Nouvelle Babylone, de Dimitri Chostakovitch. Je faisais autre chose, mais j’avais bien entendu qu’il était question de la Commune et je tendais (au moins) une oreille. Des citations de thèmes d’Orphée aux enfers, de la Marseillaise et de la Carmagnole. Une musique de film. Ah! Pour un film soviétique muet de 1929. Ah!

La Nouvelle Babylone, de Grigori Kosintsev et Leonid Trauberg.

J’ai cherché le film, je l’ai regardé, je l’ai même regardé deux fois. Vous trouverez peut-être mieux, mais il est au moins là (cliquer).

Superbe film!

De la déclaration de guerre à la fin de la Semaine sanglante, la Commune réinventée — c’est plus une allégorie qu’une leçon d’histoire — en une heure et demie.

Superbes images.

Les scènes montrant la bourgeoisie utilisent les maquillages et les expressions caricaturales du théâtre comique — le patron de la Nouvelle Babylone (c’est le nom d’un grand magasin) est une authentique caricature de patron, avec haut de forme et cigare — les cocottes ont les tenues et les mimiques adéquates. Les chevaliers (?) prussiens (teutoniques?) avec leurs casques à pointe et leurs lances (?) sont filmés de façon incroyable.

Les visages des ouvrières sont extraordinaires. L’arrêt sur image de la blanchisseuse souffrant en travaillant que j’ai utilisé comme couverture de cet article n’en donne qu’une très faible idée. Les rires et sourires des couturières joyeuses piquant à la machine de plus en plus vite au temps de (ou pour) la Commune (pendant que les élus parlottent), sont magnifiques. Ah! que ne montre-t-on plus souvent des ouvrier(ère)s au travail!

L’histoire d’amour de la vendeuse (qui devient communarde) et du soldat (qui devient versaillais, et qui est beau comme un soldat dans un film de guerre soviétique) entre dans le même cadre: c’est l’histoire de ces personnages anonymes (Louise et Jean) qui se cognent brutalement à la grande histoire — rassurez-vous, tout est mal qui finit mal.

Les plans très courts et les ellipses sont particulièrement efficaces — par exemple, lors de l’affaire des canons de Montmartre, l’officier qui commande les soldats, une femme, l’officier, trois femmes, l’officier, un groupe de femmes — ou encore, les Versaillais sont entrés dans Paris, un pavé, un autre pavé, un tas de pavés, une barricade.

Dans la plus grande (mais hélas très courte) tradition de films historiques soviétiques. Beau comme Le Cuirassé Potemkine. Mais pourquoi n’avais-je jamais entendu parler de ce film?

Certaines détails peuvent faire sourire. Les ménagères du 18 mars qui apportent du lait aux soldats, par exemple. Vous savez, on les envoyait voler des canons à trois heures du matin et on avait oublié de les nourrir. Les femmes du quartier leur ont offert à boire et à manger — ce qui a facilité la fraternisation. J’ai déjà entendu parler de pain, de soupe, de vin, d’alcool, de saucisses, et même de harengs, jamais de lait. Bon, d’accord, les femmes nourrissent les jeunes hommes de lait, c’est un symbole.

Quand même deux petites erreurs d’appréciation historique:

  • l’utilisation de la Marseillaise comme chant de guerre versaillais (dans la bande images et dans la bande son). La Marseillaise était un chant révolutionnaire (et n’était pas un hymne national) et utilisé comme tel,
  • j’ai cru comprendre que les communards disaient « nous ne sommes pas français, mais communards », et je ne vois pas de raison de croire que cela ait pu être dit.

Philémon avait entendu Orphée aux enfers en défendant une barricade. La barricade du film est construite de pavés, d’un fiacre, de meubles jetés d’un balcon, de sacs de sable… et d’un piano. Je n’avais jamais vu de piano dans la composition d’une barricade (à la réflexion, je vous l’accorde, je n’ai jamais vraiment vu de barricade…). Mais voilà, dans ce film, le piano y est tout à fait à sa place, comme instrument de musique et pas seulement comme masse, puisqu’un vieux membre de la Commune en joue pour les défenseurs. Ce n’est pas ce qu’on appelle du réalisme (encore moins du réalisme socialiste, mais nous ne sommes qu’en 1929), c’est probablement moins efficace (militairement) qu’un cancan Offenbachien, mais c’est très beau.

*

L’émission de radio qui m’a fait découvrir cette musique (et donc ce film) est Arabesques, de François-Xavier Szymczak, sur France Musique (le 14 septembre).

Livres cités

Descaves (Lucien)Philémon, vieux de la vieille, Ollendorff (1913).