Paul Lafargue vit à Bordeaux avec sa famille depuis septembre 1870. Il vient à Paris, pendant la Commune. De retour à Bordeaux, il écrit une série d’articles pour La Tribune de Bordeaux, que je reproduis sur ce site. 

Je ne suis pas sûre qu’il existe d’autre « reportage » d’époque: le blocus versaillais a en particulier empêché la province française de savoir ce qui se passait à Paris. Voir l’article précédent

Comme je l’ai déjà fait à plusieurs reprises, je cite l’article (en noir). S’il y a des commentaires, je les inclus en bleu.

Une visite à Paris du 7 au 18 avril

1. Physionomie de Paris

La Tribune de Bordeaux, 24 avril 1871

Les départements sont infestés par les dépêches Thiers-Picard [Ernest Picard, ministre de l’Intérieur], dans lesquelles se promènent « la basse démagogie » avec ses comparses « aux visages ignobles » et les journaux réactionnaires où l’on raconte aux benoîtes gens que les femmes hagardes cherchent des cachettes pour ensevelir leurs bijoux, que des brigands déguisés en gardes nationaux mettent en péril la vie des habitants ; etc., etc., la Kyrielle est interminable.

Thiers joue son rôle de chef de l’exécutif, et les chroniqueurs, ex-valets de Piétri [préfet de police au début du second empire], gagnent leurs salaires.

Quand on arrive à Paris, la tête farcie de toutes ces horripilantes descriptions, on demeure abruti par le calme dans lequel se repose majestueusement la grande cité.

Les gardes nationaux, malgré la rigueur qu’ils apportent dans l’exécution de leur consigne, vous font sourire par la manière gauche dont ils la remplissent ; on comprend que l’on a sous les yeux, non des mercenaires assouplis de longue main, mais des hommes inexpérimentés mais convaincus qu’ils remplissent une mission importante. Une fois en règle avec leur consigne, ils reprennent leur air bonhomme et sont prêts à entamer avec vous un petit bout de conversation ; mais, malepeste ! ne vous avisez pas d’être en contravention, car alors vous êtes harponné vigoureusement et conduit sous l’oeil vigilant de dogues plus incorruptibles que Cerbère.

A mon arrivée à Paris, je traversai, le matin à 7 heures, la place de l’Hôtel de ville. Une partie de la place était illuminée par un joyeux rayon de soleil, enveloppant les gardes nationaux, les uns dormant étendus sur les dalles, les autres cuisinant, fourbissant leurs armes, culottant leurs pipes ; dans le coin qui avoisine la rue de Rivoli, se tenaient les aristocrates, assis en rond sur des chaises, le fusil entre les jambes, ils roupillaient dodelinant de la tête, à la mode des bonnes vieilles. Rien de plus débonnaire que ce spectacle. Cependant, tout près les canons et les mitrailleuses montraient leurs gueules meurtrières.

Si, accoudé à une fenêtre du premier étage de l’Hôtel de Ville, on promène un regard sur la cour intérieure, où se trouve le magnifique escalier à deux branches qui s’échappe d’un bassin pour s’épanouir en un espalier conduisant à la salle du trône, où se tiennent aujourd’hui les séances de la Commune, on jouit d’un spectacle bien curieux :

La cour est remplie de gardes nationaux, de fusils en faisceaux, de petits matelas, de tables où l’on mange ; dans un coin un groupe discute les événements militaires ; plus loin, les femmes et les filles de gardes effarées et joyeuses, écarquillent les yeux et contemplent le magnifique palais ; plus loin, là-bas, sous l’escalier, autour d’une table une vingtaine de fédérés jouent au… loto !

Si maintenant, l’on vient à fermer les yeux, et si l’on se représente cette cour illuminée par des milliers de langues de feu, les murs couverts de plantes grimpantes et de fleurs tropicales aux âcres senteurs, l’escalier, perdu sous les jupes ondulantes et chatoyantes des femmes du grand monde et, tout à fait au haut, le baron Haussmann, étalant sa large face de laquais de grande maison et promenant un regard dédaigneux sur les épaules poudrées des femmes, on saisit alors toute la portée de la révolution accomplie. Les parasites ont fait place aux travailleurs.

Aux abords de l’Hôtel de ville et dans les quartiers excentriques, on trouve encore des débris de barricades ; mais ces tas de pavés ne semblent avoir été dressés que pour la plus grande joie des enfants qui, par leurs assauts, les égrennent journellement. Aujourd’hui qu’une commission des barricades a été instituée, probablement le touriste anglais pourra se payer la vue d’une barricade pour de vrai.

Les voitures et les omnibus sillonnent la ville dans tous les sens ; toutes les barricades leur livrent passage. Les seuls omnibus réquisitionnés par la Commune sont des omnibus dont la Compagnie ne se servait plus : ils sont défraîchis et n’ont pas de vitres. L’administration de la guerre ne manque ni de véhicules ni de chevaux. Les chevaux qui composent le train d’artillerie et la cavalerie de la Commune sont des chevaux appartenant à l’ancienne administration de la guerre et que les Versaillais ont oubliés dans leur fuite précipitée ; pour leur excuse, on doit avouer que ce n’est pas là leur seul oubli.

La circulation la plus libre et la plus tranquille est permise dans tous les quartiers. Depuis la disparition de la police, comme par enchantement, on n’entend parler ni de vols ni d’assassinats, ce qui faisait dire à un patriote que tous les « conservateurs s’étaient enfuis à Versailles ». Les voleurs, de tout temps, ont été les plus grands défenseurs de la propriété, témoin : Bonaparte, Louis-Philippe et leurs bandes. Un communiste de nos amis, qui après juin 1848 avait eu pour compagnon de chaînes et de cabanon des voleurs, avait observé qu’en eux l’instinct propriétaire et conservateur était fortement développé : «En effet, ajoutait-il, ils ont tout intérêt au maintien de la propriété individuelle, quand ce ne serait que pour faire aller leur industrie privée. » Que de professions libérales s’en iraient à vau-l’eau avec la propriété individuelle. Quevedo, dans son joyeux roman pittoresque [picaresque]  Don Pablo de Segovie, met dans la bouche de son héros la phrase suivante : « Mon enfant, disait mon père, l’état de voleur n’est pas un art mécanique, c’est une profession libérale. »

Dans les quartiers riches, un grand nombre de boutiques sont fermées, leur clientèle étant partie. Les cocottes, elles aussi, se lamentent de la disparition de leurs clients, qui, comme des oiseaux apeurés, se sont enfuis au premier coup de fusil. Elles sont ennemies jurées de la Commune : les défenseurs de l’ordre, de la religion, de la morale et de la propriété doivent être grandement flattés quand ils songent qu’ils font verser le sang des enfants du peuple pour permettre à ces dames de reprendre leur honnête métier. Ces demoiselles seraient dans la désolation. Elles vont en pèlerinage à Saint-Denis et dans les autres lieux occupés par les troupes prussiennes, se consoler de l’absence de leurs amants, et elles reviennent enchantées de leur excursion et avouent crânement leur préférence pour les Prussiens, qui sont « plus polis, plus généreux quoique moins savants que les Français ». La corruption parisienne, qui fut un si puissant agent révolutionnaire, car elle énerva les classes régnantes sous Louis-Philippe et Bonaparte, continue à exercer son pouvoir dissolvant sur les forces conservatrices de la Prusse. C’est la revanche qui commence.

Si dans les grands quartiers les cafés et les restaurants sont déserts, les squares et les jardins publics des quartiers populeux sont comme d’habitude égayés par leur bruyante population d’enfants qui vont, viennent, courent, crient, piaillent, pleurent, au milieu des femmes qui causent, les unes en bâillant, les autres en travaillant, sans plus s’occuper des terribles combats qui, nuit et jour, se livrent depuis Asnières, Levallois-Perret jusqu’au fort Montrouge et le Petit-Bicêtre. Le sourd grondement du canon et le sinistre rauquement du canon [il semble y avoir une erreur, là, peut-être des mitrailleuses] les laissent impassibles. Une seule fois pendant tout mon séjour, j’ai vu la cité tout entière tressaillir, c’était dans cette terrible soirée du 11 au 12. Les deux jours qui avaient précédé avaient été calmes ; à peine si de loin en loin on avait entendu quelques coups de canon. La population paisible se réjouissait de cette éclaircie, qui pour elle annonçait le beau temps ; depuis quelques jours il était parti de Paris, avec le consentement de la Commune, plusieurs députations ayant pour mission de mettre un terme à la guerre civile.

(à suivre)

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Certainement, Paul Lafargue n’a pas assisté à une séance de la Commune… et le dessinateur du Monde illustré probablement pas non plus. Bien calme, cette séance, représentée dans le numéro du 15 avril 1871 de cet hebdomadaire (n’hésitez pas à cliquer pour pouvoir zoomer sur l’image) et reproduite en couverture de cet article.

Je n’ai malheureusement pas pu voir d’exemplaire de La Tribune de Bordeaux. Les articles de Lafargue reproduits ici viennent du livre de Jacques Girault.

Livre utilisé

 Girault (Jacques)La Commune et Bordeaux, Éditions sociales (1971).