Suite de l’article précédent.
Une visite à Paris du 7 au 18 avril
1. Physionomie de Paris (suite)
La Tribune de Bordeaux, 25 avril 1871
[Le premier paragraphe était déjà dans l’article précédent.] Si dans les grands quartiers les cafés et les restaurants sont déserts, les squares et les jardins publics des quartiers populeux sont comme d’habitude égayés par leur bruyante population d’enfants qui vont, viennent, courent, crient, piaillent, pleurent, au milieu des femmes qui causent, les unes en bâillant, les autres en travaillant, sans plus s’occuper des terribles combats qui, nuit et jour, se livrent depuis Asnières, Levallois-Perret jusqu’au fort Montrouge et le Petit-Bicêtre. Le sourd grondement du canon et le sinistre rauquement du canon les laissent impassibles. Une seule fois pendant tout mon séjour, j’ai vu la cité tout entière tressaillir, c’était dans cette terrible soirée du 11 au 12. Les deux jours qui avaient précédé avaient été calmes ; à peine si de loin en loin on avait entendu quelques coups de canon. La population paisible se réjouissait de cette éclaircie, qui pour elle annonçait le beau temps ; depuis quelques jours il était parti de Paris, avec le consentement de la Commune, plusieurs députations ayant pour mission de mettre un terme à la guerre civile.
Ce silence faisait augurer un heureux résultat. On se disait tout bas qu’il y avait entente tacite, et que l’on suspendait jusqu’à nouvel ordre les hostilités, quand tout à coup, le 11, vers 9 heures du soir, une épouvantable canonnade ébranla l’air. L’illustre Mac-Mahon venait de prendre le commandement des troupes versaillaises. La foule affolée se précipitait désordonnée dans les rues ; on s’abordait, on se questionnait, les femmes toutes tremblantes, faisaient des questions incohérentes ; jamais pendant tout le siège on n’avait entendu canonnade si furieuse et si rapprochée ; on croyait les royalistes dans Paris. Le cœur des patriotes se serra : chacun courut à son arme, prêt à la guerre des rues, où ils sont toujours sûrs de vaincre. Malgré l’épouvante qui envahit la ville, le rappel ne fut pas battu, l’attaque prévue et attendue depuis deux jours fut vigoureusement repoussée. Au bout d’une heure et demie tout le bruit infernal était éteint. Les royalistes étaient battus. Un cri d’indignation sortait de toutes les poitrines. Les Prussiens de Versailles imitaient la tactique des Prussiens de Bismarck : ils croyaient que la vigilance des fédérés avait été endormie par toutes ces démarches conciliatrices, et ils profitaient du moment pour frapper leur grand coup.
L’insuccès de ce coup de main jeta la perturbation dans le camp réactionnaire. Le 9, j’avais eu l’occasion de dîner avec des réactionnaires qui se prétendaient en relations constantes avec Versailles et qui, tout joyeux, me prophétisaient qu’avant 48 heures Paris serait soumis. Grande fut leur désillusion! C’est alors que Thiers eut l’impudence de prétendre que, loin d’être vaincus, les Versaillais avaient repoussé vigoureusement une attaque des fédérés. A mon retour à Bordeaux, j’ai déjeûné à Vierzon avec des officiers de Versailles qui m’assurèrent positivement que depuis le 5, les troupes royalistes n’avaient tenté aucun mouvement offensif, et qu’elles s’étaient contentées de repousser les attaques des insurgés, qui, la plupart du temps ne faisaient que tirer dans le vide. Que penser d’une armée que l’on ne fait marcher qu’en lui contant de telles bourdes ? Et cependant Thiers prétend que c’est la plus belle armée que la France ait jamais eue.
Les émotions n’ont pas manqué à la population parisienne, et je puis le dire hautement sans crainte de démenti, cette fois seule je l’ai vue se départir de son calme superbe. Pour l’affoler, Thiers s’y est pris de toutes les façons : tantôt c’étaient les Prussiens qui se massaient autour de la capitale et qui chargeaient leurs canons ; tantôt c’étaient des affiches qu’il faisait apposer à Saint-Denis et qui annonçaient pour le 15 la rentrée des Prussiens dans Paris, si l’insurrection n’était pas vaincue ; tantôt c’était le consul anglais qui prévenait officiellement tous ses compatriotes qu’à partir du 12 avril il ne répondait plus de l’efficacité de sa protection ; tantôt c’étaient les lignes de chemin de fer qu’il faisait couper, et le blocus qui devenait imminent ; mais rien ne réussit à ébranler la fermeté de cette population dont l’excitabilité est si grande. Pour prouver son calme, je vais citer deux faits:
Les royalistes, dès le commencement des hostilités, avaient concentré tous leurs efforts sur la porte Maillot qui devait leur donner la clef des Champs-Elysées, des Tuileries, de l’Hôtel de Ville ; déjà le Mont-Valérien, les batteries du pont de Neuilly et de Courbevoie avaient ouvert une brèche et détruit le pont-levis de la porte Maillot, c’est alors qu’ils virent leurs efforts paralysés par le mouvement tournant qu’effectua Dombrowski à Asnières, mouvement qui lui permit d’enfermer dans l’île de la Grande-Jatte plus de 900 Versaillais, de dégager Levallois-Perret, Villiers, Neuilly, de battre en brèche la tête du pont de Neuilly et de faire cesser le feu de Courbevoie. Les généraux Boums [pluriel de « le général Boum », le général d’opérette de La Grande Duchesse de Gerolstein] de Coblentz et Vinoy voulurent à leur tour attaquer en flancs les troupes républicaines, ils entrèrent dans Saint-Ouen. Je ne sais pour quelle raison, tout le monde considérait Saint-Ouen territoire neutre. L’attaque des Versaillais fit croire aux Parisiens que les Prussiens allaient abandonner leur neutralité, et le soir le bruit courait que les forts de Saint-Denis, Aubervilliers, Noisy, Charenton, etc. allaient être livrés le lendemain 15 aux Versaillais, qui de tous ces points bombarderaient la ville. Le bombardement, dont on se fait un si grand épouvantail en province, ne réussit à effrayer personne à Paris. On va voir bombarder comme on allait voir l’ambassade chinoise ; et sans le cordon de gardes nationaux interdisant rentrée de l’avenue de la Grande-Armée et des Champs-Elysées, les curieux y abonderaient malgré les obus.
Lorsque, après le 18 mars, la réaction, demeurée assez compacte dans certains quartiers, essaya de fomenter la guerre civile au cœur de la cité, Passy, habité par des fainéants, qui, de leur vie, n’ont fait qu’un travail utile : transformer en fumier les produits si péniblement arrachés à la terre, voulut prêter main forte à Versailles. Le délégué du Comité central, le citoyen Lefebvre, jeune homme de 25 ans, chargé de garder les poudrières de Passy, fit réunir quelques notables de l’endroit et leur dit : « Je connais vos sentiments hostiles, mais tenez-vous tranquilles chez vous, car si vous voulez essayer de faire une prise d’armes et de semer le désordre, je fais sauter la poudrière et tout Passy du coup. » Ces héros de l’ordre, qui n’ont de bravoure que lorsqu’ils sont protégés par les enfants du peuple abrutis par leur terrible discipline militaire, eurent foi dans la parole simple du jeune homme blond et s’empressèrent de s’esquiver de cette place dangereuse.
On est plus ou moins convaincu dans Paris que les hommes de la Commune ont assez d’énergie pour donner à tous nos généraux, traîtres et lâches l’exemple de se faire sauter plutôt que de se rendre, et cependant, malgré cette conviction, Paris dort tranquille, et j’ai entendu de mes oreilles une femme au marché dire : « Tiens ! on prétend que l’on met des barils de pétrole dans les égouts, et que nous allons sauter. » Et sans plus s’inquiéter, elle marchande un lapin.
Et c’est cette population que M. Thiers compte terrifier par ses artifices parlementaires.
Misérable vieillard !
Paul Lafargue
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L’image de couverture vient encore une fois du Monde illustré, numéro du 8 avril 1871, elle représente le début des hostilités, le 2 avril au pont de Neuilly.
Livre utilisé
Girault (Jacques), La Commune et Bordeaux, Éditions sociales (1971).