Suite du reportage de notre envoyé spécial…
Une visite à Paris du 7 au 18 avril
2. La situation militaire du 18 mars au 17 avril
La Tribune de Bordeaux, 28 avril 1871
La révolution du 18 mars a été plutôt un mouvement spontané qu’un mouvement organisé de longue main. Tous les prétendus plans d’insurrection concertés à Londres avec l’aide de Marx, Blanqui, etc. n’ont existé que dans l’imagination féconde des chroniqueurs, qui s’évertuèrent à trouver des prétextes pour excuser la fuite honteuse de leurs patrons. Cependant on ne peut s’empêcher de constater l’existence d’une organisation rudimentaire, primitive, qui permit au Comité central, aux chefs de secteurs et aux membres des municipalités révolutionnaires de faire converger vers le centre de la ville la masse des gardes nationaux faubouriens. C’est lorsque Vinoy entendit battre le rappel dans tous les faubourgs et qu’il vit les fédérés, comme d’immenses boas, onduler vers le centre, qu’il crut à une organisation puissante ; alors la peur le prit, et il déguerpit, emmenant Thiers dont le courage est légendaire.
Le Comité central, une fois établi à l’Hôtel de Ville, s’effraya de sa propre victoire : elle lui avait coûté si peu. Si Thiers et Vinoy eussent eu le courage de demeurer à Paris, ils eussent peut-être pu dominer la situation. Le Comité central était si peu sûr de sa victoire, qu’il accepta avec empressement la médiation des maires et des députés de Paris. Mais Thiers, dont on vante le talent politique, on ne sait pour quelle raison, se montra d’autant plus exigeant qu’il était plus impuissant. Son ridicule entêtement révolta le Comité central et lui permit de vivre un ou deux jours [peut-être plus d’un ou deux jours] : il eut alors la conscience de sa force.
Jupiter rend fous ceux qu’il veut perdre, disait la sagesse antique. La Chambre et les membres du gouvernement semblaient avoir encouru la colère de Jupiter : tous ils n’ont su que se dépenser en colères épileptiques.
Ce fut Thiers, qui en prenant l’offensive, secoua Paris de sa stupeur et mit fin aux fautes sans nombre que les révolutionnaires commirent.
Au lieu de mettre les agents de ville hors d’état de nuire, on leur ouvrit les portes ; ils allèrent à Versailles où ils furent accueillis comme des sauveurs ; on laissa partir le 43e de ligne ; on renvoya dans leurs foyers tous les soldats qui avaient fraternisé avec le peuple ; on permit à la réaction de s’organiser dans le centre même de Paris, on laissa tranquille Versailles. On savait cependant que là vivait un ennemi implacable qui se préparait à la lutte, et l’on savait que, vainqueur, il serait impitoyable : jamais la réaction victorieuse n’a pardonné. Nous nous souvenons des serments de Cavaignac. Plusieurs hommes (Tridon, Jaclard, Varlin, Vaillant) voulaient qu’on allât immédiatement débusquer les royalistes. On était arrêté par les Prussiens.
On savait que Favre et Thiers faisaient des démarches pressantes auprès des autorités prussiennes dans le but d’obtenir leur concours tacite ou avoué pour réprimer le mouvement insurrectionnel de Paris. Les journaux de Londres ont dénoncé publiquement ces menées, et le Lloyd a défié le gouvernement français de lui donner un démenti. Les hommes de la Commune, pendant tout le siège et même jusqu’à la signature de la paix, avaient réclamé la guerre à outrance ; tandis que les hommes du 4 septembre, dès leur arrivée au pouvoir, n’avaient songé qu’à terminer, coûte que coûte, la guerre pour pouvoir étouffer dans son germe le mouvement révolutionnaire qui se propageait dans toutes les couches sociales. Vis-à-vis des Prussiens, les hommes de la Commune devaient tenir une autre conduite, ils notifièrent simplement leur neutralité aux Parisiens. Dès ce jour, jusqu’à l’heure présente, la neutralité la plus stricte a été observée de part et d’autre au grand désespoir des Favre et consorts.
On se souvient encore de la première dépêche de Thiers : il entonnait joyeusement la fanfare de la victoire. Paris rugissait de colère. Et le lendemain toute la garde nationale se mettait en marche pour Versailles.
Les fédérés comptaient sur la neutralité du Mont-Valérien. Le Comité central avait chargé Lullier de s’emparer du fort. Le commandant du fort avec qui il eut une entrevue lui donna sa parole d’honneur que, lui vivant, on ne tirerait pas sur le peuple dont il approuvait la conduite ; mais il refusa de livrer le fort à moins d’un ordre supérieur. Son honneur militaire s’y opposait. Lullier se contenta de la parole du commandant.
La nuit qui précéda l’attaque sur Versailles, on changea le commandant et la garnison du fort, sympathiques aux fédérés. Lorsque les gardes nationaux, pleins de confiance, passèrent à la portée des canons du fort, ils furent abîmés par la mitraille.
En cette occasion, on put constater quels soldats étaient ces gardes nationaux. La première panique passée, ils supportèrent sans broncher cette pluie de fer et allèrent se reformer à Rueil, où ils devaient rencontrer les troupes que conduisait par le nord Flourens.
Le Mont-Valérien à lui seul n’aurait pu arrêter la marche des fédérés : le mouvement avorta faute d’organisation, de munitions et de vivres [voir aussi le témoignage d’Élisée Reclus].
La population parisienne s’était levée en masse : hommes, femmes, enfants étaient partis pêle-mêle pour Versailles. On se croyait au siècle dernier [c’est-à-dire pendant la Révolution de 1789].
On ne s’était embarrassé ni de vin ni de munitions : quand cette foule bigarrée trouva le passage barré, elle se débanda. Duval, dont on connaît la mort courageuse, fut pris à Chatillon avec mille fédérés par quelques centaines de gendarmes. Les fédérés avaient brûlé toutes leurs cartouches. Plusieurs régiments rentrèrent à Paris, n’ayant pas mangé depuis 36 heures.
La grande cité était consternée. Sa défaite l’étonna autant que sa victoire.
La garde nationale se désorganisait. Pendant tout le siège, l’occupation constante de Trochu et de Clément Thomas fut d’entraver toutes les tentatives d’armement et d’organisation de la Garde nationale. Une preuve entre mille : un des commandants de la Garde nationale, Jaclard, voulut, pendant le siège, établir dans le 18e arrondissement, un tir pour exercer ses soldats. Clément Thomas le lui défendit sous prétexte qu’il allait en établir un qui servirait à toute la Garde nationale de Paris. Ce qui ne fut jamais fait. Après le 18 mars, la réaction s’occupa principalement d’achever la désorganisation de la Garde nationale, elle força tous les officiers sur qui elle avait de l’influence à donner leur démission : la tâche de reconstruire les cadres fut une des plus rudes.
L’échec éprouvé par les fédérés retentit profondément dans toute la masse populaire et ébranla le pauvre organisme de la Garde nationale. Elle n’avait plus de lien, plus de centre ; chaque quartier agissait à part. Au moindre coup de fusil, le tambour prenait son instrument et ra-ta-plan : les patriotes accouraient sur la place de la mairie ; c’était une fausse alerte. Le rappel battu dans ces conditions deux ou trois fois faisait que personne ne répondait plus à l’appel. Cette cause seule était suffisante pour briser toute l’énergie de la Garde nationale. Cluseret le comprit et défendit que, sous aucun prétexte, on ne battit le rappel que sur un ordre de la place.
Il y avait encore une autre cause de dissolution. Quoique le Comité central eut un grand nombre de ses membres siégeant à la Commune, il prétendait lui disputer le commandement des forces militaires de la cité. La marche sur Versailles fut décidée, préparée et entreprise par le Comité central, à l’insu de la Commune et même en opposition directe avec ‘sa volonté nettement manifestée.
Thiers, qui était au courant de ces dissentiments, en parla à plusieurs reprises dans ses dépêches ; et il comptait sur eux pour triompher de l’insurrection.
Mais l’insuccès de l’attaque sur Versailles permit à la Commune de prendre la haute main et d’établir au ministère de la Guerre, Cluseret comme délégué, et de nommer Dombrowski commandant en chef de la place de Paris ; elle dut en cette circonstance agir avec fermeté. Bergeret, au 18 mars, s’était emparé de la place Vendôme et s’y était établi ; mais ses capacités militaires étaient tout à fait insuffisantes pour occuper un poste si important ; sa dernière faute avait mis au jour sa nullité militaire. Au lieu de faire sauter le pont de Neuilly, que les fédérés ne pouvaient garder à cause du Mont-Valérien et des batteries établies à Courbevoie, il laissa les royalistes s’en emparer, s’y retrancher puissamment et s’assurer par là une voie de communication avec Paris. Il se rebiffa contre la décision de la Commune et ne voulut pas céder sa place au général polonais. Le conflit menaçait de devenir sérieux : il y eut un jour trois mots d’ordre de donnés. La Commune se décida à faire arrêter Bergeret.
Les dépêches de Thiers firent rentrer le Comité central dans le véritable sentiment de sa situation. Il comprit que vouloir établir une compétition de pouvoir avec la Commune, c’était faire le jeu de la réaction, et il s’empressa de reconnaître publiquement la suprématie de la Commune. Ce jour-là Thiers perdit une illusion.
Les royalistes savaient ce qui se passait à Paris, ils en profitèrent pour pousser vigoureusement les opérations militaires. La redoute de Châtillon fut prise et formidablement armée ; Courbevoie, le pont de Neuilly furent tour à tour emportés et fortifiés. Les Versaillais protégés par les feux du Mont-Valérien s’approchèrent insensiblement de l’enceinte, s’emparèrent du parc de Neuilly, occupèrent une à une toutes les maisons qui bordent l’avenue et établirent entre elles des communications en perçant les murs ; pendant ce temps le Mont-Valérien, les batteries établies à Courbevoie et à la tête du pont de Neuilly battirent en brèche la porte Maillot. La position semblait si compromise que l’on fit courir le bruit à Londres que Cluseret avait fait rentrer toutes les compagnies de marche, se barricadant dans Paris, et allait recommencer la terrible guerre de rues qui avait si bien réussi. Sans l’énergique ténacité d’une poignée de. braves on aurait été obligé d’en arriver là. 10 à 15 000 hommes suffirent de Montrouge à Asnières pour soutenir [contenir?] tout l’effort des troupes versaillaises. La tâche fut rude ; il fallait se battre nuit et jour. Des régiments entiers de Belleville, Montmartre, La Villette, etc. restèrent plus de dix jours hors des remparts, soutenant cette lutte acharnée.
Le courage de ces hommes et leur pouvoir d’endurer la fatigue sont extrêmes. Le 100e régiment, commandé par Johannard de l’Internationale, ouvrier feuillagiste, s’est amusé à prendre et à reprendre jusqu’à cinq fois en un jour une barricade dans l’avenue de Neuilly, qu’ils ne pouvaient garder à cause du feu des batteries du pont de Neuilly et de Courbevoie. L’autorité supérieure fut toujours obligée d’arrêter l’élan par trop téméraire des fédérés. Pour prouver leur solidité, il faut savoir que Dombrowski accomplit à Asnières son mouvement tournant et balaya toute la plaine entre la Seine, Bois-Colombes et Gennevilliers avec un effectif d’environ 5 000 hommes.
Quand on voit les prodiges et valeurs accomplis par les hommes des faubourgs que Trochu a essayé à plusieurs reprises de déshonorer ; quand on songe que leur courage n’a pas été employé contre les Prussiens on comprend la lourde responsabilité qui pèse sur les hommes du 4 septembre. Les réactionnaires avec lesquels j’ai été en contact à Paris, même ceux qui ne portent pas la Commune dans leur cœur, car elle les lèse dans leurs intérêts de propriétaires, sont les premiers à appeler la justice sur la tête des Favre et des Trochu, dont ils ne prononcent les noms qu’en frémissant de colère.
Ces journées de luttes continuelles firent sentir aux gardes nationaux qui n’avaient pas encore vu le feu l’importance de la discipline militaire, et formèrent les officiers qui manquaient pour compléter les cadres.
Peu à peu la Garde nationale acquit de l’homogénéité et s’habitua à n’agir que sous l’impulsion du pouvoir central, en qui tous les fédérés ont la plus aveugle confiance.
Le 18 avril, jour de mon départ, la situation militaire de Paris avait changé du tout au tout. Paris était devenu invincible.
Paul Lafargue
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Quand même une photographie du jeune et beau Paul Lafargue, pour servir de couverture à cet article! Ne me demandez pas qui en est l’auteur!
Livre utilisé
Girault (Jacques), La Commune et Bordeaux, Éditions sociales (1971).