Voici le dernier article publié de la série écrite par Lafargue à son retour de Paris, suite de sa description de la situation militaire.

Une visite à Paris du 7 au 18 avril

2. La situation militaire du 18 mars au 17 avril (suite)

La Tribune de Bordeaux, 3 mai 1871

Dombrowski, en s’emparant d’Asnières, permit aux fédérés de déloger les royalistes de Levallois-Perret, de Villiers, du parc de Neuilly et de tout le côté droit de l’avenue de Neuilly ; en établissant à la tête du pont de chemin de fer d’Asnières des batteries, il menaça Courbevoie, le Mont-Valérien, et battit en brèche le pont de Neuilly, dont une arche est fortement endommagée ; en posant à la porte de la Muette, au Trocadéro, des batteries, il força le Mont-Valérien à suspendre son feu sur la porte Maillot, dont la brèche put être réparée et dont le pont-levis put être rétabli.

Aujourd’hui, hormis le côté gauche de l’avenue de Neuilly et la tête du pont de Neuilly, toute la rive droite de la Seine appartient aux fédérés, qui s’y fortifient et y établissent une nouvelle enceinte protectrice de l’enceinte de Paris. Les Versaillais peuvent reprendre Asnières, mais il a perdu toute l’importance qu’il avait alors qu’ils occupèrent la rive droite de la Seine [1].

Tous les forts du Sud ont été armés et abondamment approvisionnés de vivres et de munitions. Vanves et Issy ont pu braver inpunément les feux de la redoute de Châtillon, tandis qu’une grande partie du village de Châtillon était reprise par les gardes nationaux, qui s’y sont barricadés d’une façon si puissante qu’ils n’ont pu en être chassés par les royalistes, malgré leurs tentatives réitérées.

Les royalistes, en dépit de leurs échecs consécutifs, nourrissent un grand mépris pour les fédérés. Ces gens-là n’ont pas de généraux empanachés, ni de plans mûrement élaborés, voire même déposés chez les notaires. Thiers, au contraire, s’est occupé dès le premier jour de former un brillant état-major. Tous les héros de l’empire ont été recueillis avec effusion ; il paraît qu’il n’en a pas été de même des soldats et des officiers qui les avaient vu à l’œuvre pendant la triste campagne de 1870 à 1871.

Le 11, Mac-Mahon prit officiellement le commandement de l’armée active, tandis que Vinoy était mis au second plan à la tête de l’armée de réserve : pour lui adoucir sa disgrâce, on lui passa au cou le cordon de grand chancelier de la Légion d’honneur. On trouvait qu’il n’avait pas conduit les opérations militaires assez rondement ; il avait commis la faute énorme de n’avoir pas pris Paris en deux temps et quatre mouvements. Les personnes qui ont respiré l’atmosphère de Versailles, surchargée de passions politiques, de convoitises basses, de haines féroces, disent qu’il est difficile d’imaginer l’aveuglement de ces hommes. Ils ne vivent que pour écraser Paris ; et ils sont pressés d’en finir : les uns pour se débarrasser de leurs impitoyables accusateurs, les autres pour récolter des places, d’autres pour reprendre leur vie de plaisir et recommencer leurs soupers avec les cocottes… Mac-Mahon était chargé de contenter toutes ces aspirations ardentes.

Il débutait par un assaut sur Vanves et Issy ; il fut brillamment repoussé. Dans la nuit du 14 au 15, il recommença mais toujours avec le même succès. Les Versaillais renoncèrent alors à toute tentative de ce côté.

Thiers, avec une sérénité tout enfantine, disait qu’il avait trois moyens de rentrer dans Paris. Vinoy, en permettant à Dombrowski de lui enlever Levallois-Perret, Villiers, Neuilly, lui a compromis son premier truc. Mac-Mahon échouant à deux reprises dans ses assauts sur Vanves et Issy, lui compromit le second. Gare au troisième ! Il ne faudra pas s’étonner si l’on voyait Ladmiraud remplacer Mac-Mahon, qui serait nommé grand chancelier de l’ordre de la déroute, et qui prendrait le commandement des blessés et des morts du 11 au 12 et du 14 au 15.

En même temps que l’on battait les royalistes, on pensait avec une activité fiévreuse l’organisation militaire de la Garde nationale. Aujourd’hui un grand nombre de régiments sont équipés, armés et campent hors des remparts, le sac sur le dos comme des troupes régulières. Chaque corps est parfaitement constitué et a de la cavalerie, du génie, de l’artillerie et des fantassins. Le nombre des déserteurs venant de Versailles s’accroît tous les jours : dès leur arrivée à Paris ils sont incorporés dans la Garde nationale où ils s’engagent dans les compagnies franches en voie de formation.

Les armes abondent dans Paris et tous les jours on en découvre de nouveaux dépôts. On a retrouvé des canons jusque chez les parfumeurs ; dans une perquisition faite chez les jésuites, on saisit plusieurs centaines de chassepots. Les révérends pères prétendirent qu’ils leur avaient été laissés en souvenir par les soldats qu’ils avaient soignés pendant le siège. En soulevant le maître autel de Notre-Dame, on mit au jour plusieurs caisses de chassepots. On ne put expliquer leur présence que par un miracle : Dieu les avait cachés là pour que les fédérés pussent s’armer.

Dans une de ses dernières dépêches, Thiers parle de la quantité considérable de canons que possèdent les républicains et qui, d’après lui, auraient été trouvés sur les remparts, mais il oublie avec intention la quantité non moins considérable de mitrailleuses trouvées dans les arsenaux, surtout les mitrailleuses américaines d’un nouveau modèle qui ont été essayées la première fois à Versailles et à Issy contre les royalistes, elles ont fait trop de mal aux gendarmes et aux sergents de ville pour qu’ils puissent en parler avec calme. Et il s’en fabrique tous les jours de nouvelles : un entrepreneur s’est engagé à en livrer deux par jour d’un modèle tout à fait nouveau et beaucoup plus portatives que les anciennes ; deux hommes suffisent pour en porter une ; et leur effet semble, d’après les dernières expériences, plus meurtrier encore. La réaction a toujours espéré de voir les fédérés manquer de munitions ; l’abus qu’ils en faisaient aurait pu réaliser cet espoir. A deux reprises, Cluseret a été obligé de leur rappeler qu’ils devaient se modérer dans leurs dépenses de munitions. Plus la lutte dure, plus les troupes s’aguérissent, plus leur tir devient régulier ; mais ce gaspillage prouve la quantité énorme de munitions de toutes sortes tombées entre les mains des fédérés. Il est impossible de le calculer même approximativement. Dans beaucoup de secteurs les poudrières ont été pillées lors de la rentrée des Prussiens, et l’administration de la guerre s’occupe de se faire remettre les munitions emportées et cachées. L’administration trouve peu de difficulté dans sa tâche, car tous remettent avec empressement les armes et les munitions en leur possession, aujourd’hui que l’on sait qu’ils [elles] ne seront pas tourné[e]s contre eux.

Un officier m’a affirmé que la poudrière du Panthéon contenait à elle seule de la poudre pour une armée de 50 000 hommes pendant plus d’un mois. Les cartouches et surtout les gargousses manquaient, mais, plusieurs ateliers en fabriquant, un nombre considérable en ont été créé[e]s.

Ni les munitions, ni les hommes décidés à se battre ne font défaut. Déjà Paris possède une armée citoyenne bien organisée et largement approvisionnée de vivres et de munitions ; et chaque jour qui s’écoule augmente l’importance et la solidité de cette armée.

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[1] La lecture attentive du Moniteur universel du 22 avril, le seul journal de Paris qui parvienne en province, malgré l’obscurité intentionnelle qui y règne, vous permet de démêler qu’Asnières a été repris par les troupes fédérales ou que son séjour a été rendu inhabitable pour les troupes royalistes, qui se sont repliées sur Bois-Colombes. [Note de Paul Lafargue]

(à suivre)

[mais la suite ne parut jamais]

Paul Lafargue

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Laura Marx, en couverture, qui était à Bordeaux avec ses enfants… et aida peut-être son époux à rédiger et mettre en forme ses articles…

Livre utilisé

Girault (Jacques)La Commune et Bordeaux, Éditions sociales (1971).