L’histoire de La Rue de 1867 est exemplaire de la façon dont pouvait (ou ne pouvait pas) fonctionner la presse dans les dernières années de l’empire.

En 1867, l’empire tentait de se donner des allures un peu plus libérales.

N’empêche, il fallait des autorisations pour fonder un journal. Il en fallait encore d’autres pour être vendu dans la rue. Surtout, il fallait verser un cautionnement important pour devenir « politique ». Ce que, par exemple, Le Figaro, auparavant « journal non politique », a fait cette année-là.

Début 1867, Jules Vallès, déjà journaliste expérimenté, mais « chez les autres », décide, ainsi que le directeur du Figaro le lui avait conseillé, de se « mettre dans ses meubles » et de créer son journal. Cela lui coûte six mois d’efforts et de démarches.

Mais le premier numéro de La Rue, hebdomadaire littéraire (c’est-à-dire non politique) dont le rédacteur en chef est Jules Vallès, paraît le 1er juin. C’est un samedi et un bon jour pour un hebdomadaire.

Le sous-titre est « Paris pittoresque et populaire ». Le journal se vend 20 centimes, quatre sous. Vallès voudrait un journal à un sou, celui-là est trop cher pour les classes populaires. Il voudrait aussi un journal politique. Il ne parviendra à réaliser aucun de ces deux désirs.

Le tout premier article du tout premier numéro affiche le programme:

La Rue

Celle qui mène au boulevard et celle qui aboutit au faubourg: la rue que tous traversent, pour aller à l’hospice ou au bal, au bureau ou à l’atelier, à la Bourse, à la Halle, au travail, au plaisir, à la Roquette, au cimetière! habitée par des chiffonniers et des millionnaires, bordée de monuments ou de masures, de casernes ou de chantiers, de boutiques ou d’échoppes: pleine d’odeurs, de bruits, pavée de hasards, où tous se rencontrent ou se retrouvent: asile des vagabonds, paradis des flâneurs, chemin des régiments!

Nous avons pris son nom pour pavillon afin de bien indiquer, du coup, qui nous sommes. Nous voulons être le journal pittoresque de la vie des rues et écrire simplement, au courant du flot qui passe, les mémoires du peuple.

Le sens des mots ayant un peu évolué, rappelons que le boulevard était bourgeois et les faubourgs (faubourg-Saint-Antoine, Belleville, etc.) les lieux où les classes laborieuses avaient été exilées par l’urbanisme haussmannien. Rappelons encore que la Roquette était une prison.

De nombreux journalistes et écrivains « républicains » collaborent, plus ou moins régulièrement à La Rue, parmi lesquels Gustave Maroteau (qui est secrétaire de la rédaction et avait tout juste 18 ans), Arthur Arnould, Henri Bellenger, Georges Cavalier (Pipe-en-Bois), Henri Maret, que l’on retrouvera pendant la Commune, mais aussi Jules Claretie et même Émile Zola, que l’on retrouvera contre la Commune, sans parler de Gustave Puissant, qui n’émarge sans doute pas encore à la Préfecture de police (où il sera « numéro 6 ») et fournit plusieurs textes, à commencer par une superbe nouvelle, « Les Écrevisses du petit Auguste », pour le premier numéro, qui ne manque pas de choquer certains lecteurs…

Il y a aussi un vrai mouchard, agent provocateur, Alexandre de Stamir.

Vallès, qui participe à la création du journalisme moderne, croit à l’importance des images, il y en a donc dans La Rue, qui ouvre ses colonnes à André Gill, Pilotell et surtout à Courbet.

Voici une petite liste de quelques-unes des difficultés éprouvées par La Rue au fil des numéros:

  • le premier numéro est mal distribué, peu de kiosques le reçoivent
  •  d’ailleurs, le deuxième numéro le dit, le premier n’avait pas été ce qu’il devait être… parce que les rédacteurs n’avaient pas pensé à la fête de l’Ascension…
  • l’article de Vallès sur la reprise d’Hernani dans le numéro 5 (29 juin) irrite les romantiques et les hugoliens; un article tout aussi iconoclaste sur Baudelaire (le 7 septembre, une semaine après la mort du poète) fera moins de bruit
  • dans le numéro suivant (6 juillet), l’article de tête, signé Pierre Collin, sous le titre « Demandez! Demandez! Le grand éreintement du cygne de Pessaro », attaque violemment Rossini, compositeur officiel, et vaut au journal une interdiction de vente sur la voie publique
  • trois semaines après, le 27 juillet, Vallès annonce au début du journal, qu’il a été forcé, au dernier moment, de retrancher un article sur la Société des gens de Lettres
  • le 23 novembre (numéro 26), le dessin de Gill « l’Ours affamé », provoque une visite de la police
  • la semaine suivante, le numéro 27 est saisi à l’imprimerie à cause du dessin de Courbet, « Proudhon à son lit de mort », remplacé par « Une cellule de condamné à mort », de Pilotell, il faut lire l’article de Vallès « Cochons vendus » dans ce numéro!
  • le 8 janvier 1868, la sixième chambre professionnelle condamne le gérant à une amende et une peine de prison
  • le 18 janvier, le numéro 34 ne tire qu’à très peu d’exemplaires, les imprimeurs s’étant récusés

Et voilà, La Rue est morte.

Même les articles de Vallès dans son journal n’ont pas tous été publiés en volumes. Ceux de ses collaborateurs encore moins. Les voici à votre disposition:

Pour une raison que j’ignore — pourquoi celui-là ? — La Rue est disponible sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France — Le Cri du Peuple n’y est pas, par exemple. En tout cas, elle y est, ne nous plaignons pas.

Je proposerai, dans les semaines qui suivent, quelques articles choisis dans La Rue. En attendant, vous pouvez lire chaque numéro, accompagné de son sommaire, sur le site archivesautonomie.org — le chapitre « Avant la Commune » des deux sites (ici et ) est une œuvre… commune.

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L’image de couverture est parue dans l’avant-dernier numéro de La Rue. Je la reproduis ici, où l’on peut cliquer pour l’agrandir au besoin.

« La Rue… de la Clef », le titre, parce que, la bien nommée rue de la Clef était proche de… la prison de Sainte-Pélagie, où les journalistes républicains finissaient par se retrouver un jour ou l’autre.

Liste des protagonistes:

  1. Scipion Limozin qui était l’imprimeur gérant,
  2. Jules Vallès,
  3. Gustave Puissant,
  4. E.A. Garnier, habillé en dame sur la caricature et auteur d’articles sur les écoles et l’université — et sans doute d’un « journal d’une Sorbonniote », signé Eugénie Garnier, ce qui expliquerait le costume féminin,
  5. L’Abbé ***, un des auteurs masqués du journal — un autre est « une dame masquée », qui ne figure pas sur l’image,
  6. E. Léautey,
  7. Francis Enne,
  8. Pépin — qui est de dos et dont je n’ai pas trouvé la signature, je soupçonne, sinon une blague, au moins une plaisanterie à usage interne,
  9. Henri Bellenger,
  10. Georges Cavalier, dit Pipe-en-Bois, à qui il faudra bien un jour consacrer au moins un article!
  11. Le petit Maroteau, sans barbe,
  12. Le caricaturiste auteur de l’image, André Gill, qui s’est représenté, selon une grande tradition, dans le médaillon au mur.

Livres utilisés ou cités

Vallès (Jules)Le Cri du peuple, recueil d’articles, Éditeurs français réunis (1953), — Œuvres, I, Pléiade, Gallimard (1975).