Victorine Brocher a existé.

Elle est née à Paris, sous le nom de Victorine Marie Malenfant, le 4 septembre 1839.

Elle a été élevée dans une famille républicaine.

Elle a assisté enfant à la révolution de 1848 et aux massacres qui l’ont suivie en juin.

Elle a ensuite été malade pendant un an.

Elle a vécu à Orléans.

Elle a vu son père s’exiler en Belgique après le coup d’état du 2 décembre 1851.

Elle a épousé Charles Jean Rouchy, qui était cordonnier (et alcoolique).

Elle était piqueuse de bottines.

Elle a été une des premières adhérentes françaises de l’Internationale.

Elle a ouvert en 1867 et essayé de faire fonctionner, avec son mari, une boulangerie coopérative à La Chapelle.

Elle a été cantinière du 17e (un bataillon « bourgeois » du septième arrondissement) pendant le (premier) siège de Paris.

Elle a eu et perdu deux enfants, Albert, mort à l’âge de quatre ans le 7 janvier 1868, et Gabriel, mort à quatorze mois le 13 mars 1871 — notez la date.

Elle a été, pendant la Commune, cantinière des « Défenseurs de la République ».

Elle s’est battue et a ramassé les blessés au fort d’Issy.

Elle a été félicitée par son bataillon dans le Journal Officiel du 17 mai, sous le nom de « la citoyenne Charles Rouchy ».

Elle a participé, jusqu’au bout du vingtième arrondissement et de la semaine sanglante, à la défense de la Commune.

Elle avait été « jugée » et condamnée à mort, dès le 25 mai, par une « cour martiale » du septième arrondissement pour un incendie dans un lieu où elle n’était pas.

Elle avait été reconnue comme morte par sa propre mère au milieu d’un grand nombre de fusillés.

Elle a pu vivre cachée à Paris jusqu’en octobre 1872, date où elle a gagné la Suisse.

Elle a été active dans la proscription.

Elle a participé, avec Louise Michel, à la manifestation de chômeurs du 9 mars 1883 (dont il a été question dans un article précédent).

Elle a vécu ensuite à Londres, puis à Lausanne.

Elle est connue sous le nom de son deuxième mari, Gustave Brocher.

Elle avait presque 70 ans lorsqu’

Elle a écrit un des plus beaux livres sur la Commune,

dont Libertalia publie ces jours-ci

une édition de poche et

dont je parlerai plus précisément

dans l’article suivant,

mais dont voici d’ores et déjà quelques extraits.

Elle revient d’Orléans à Paris, en 1862.

J’ai vu des pauvres femmes travaillant douze et quatorze heures par jour pour un salaire dérisoire, ayant vieux parents et enfants qu’elles étaient obligées de délaisser, s’enfermer de longues heures dans des ateliers malsains où ni l’air, ni la lumière, ni le soleil ne pénètrent jamais, car ils sont éclairés au gaz; dans des fabriques où elles sont entassées par troupeaux, pour gagner la modique somme de deux francs par jour et moins encore, dimanche et fêtes ne gagnant rien.

Le samedi soir, après leur journée accomplie, souvent elles passent la moitié des nuits pour réparer les vêtements de la famille; elles vont aussi porter au lavoir leur linge à couler, pour aller le laver le dimanche matin.

Quelle est la récompense d’une de ces femmes? Souvent anxieuse, elle attend son mari qui s’est attardé dans le cabaret voisin de la maison où il travaille, et ne rentre que lorsque son argent est aux trois quarts dépensé. Le boulanger, le charbonnier, l’épicier, il faut payer tous ces gens-là, si l’on veut avoir du crédit; le malheureux a tout oublié, mécontent de lui-même, lorsqu’il rentre il fait du tapage, maltraite la pauvrette, c’est à peine si elle peut préserver des coups ses enfants. Lui, le lendemain, la cervelle encore troublée des libations de la veille, se lève tard, gronde les enfants s’ils font le moindre mouvement, il n’entend pas qu’on lui trouble son repos. Si le dîner n’est pas prêt à l’heure exacte, il parle en maître! S’il est à peu près correct, après dîner il reste à la maison, mais s’il est contaminé par l’alcoolisme, il trouve qu’il est le plus malheureux des hommes, que sa maison lui est insupportable, il sort, va chercher des consolations au cabaret. Elle, l’épouse, comme le chien du berger garde le troupeau. C’est le dimanche, jour du repose pour la malheureuse! Elles sont légion à Paris, les ouvrières se trouvant dans ces conditions.

Résultat: la misère noire, le suicide ou la prostitution, ce qui est pire encore.

Elle et son mari, membres de l’Association internationale des Travailleurs, fréquentent le comité de la rue Myrrha (dans le dix-huitième arrondissement), c’est en 1867:

[…] lorsque j’ai fait partie de la société, j’ai compris l’immense portée de cette union. Dans nos réunions de petit groupe, nous entendions les discours enflammés de nos camarade, nous nous laissions entraîner par notre foi, nous étions emportés par notre idéal. Pour nous Frankel était aussi bien notre compatriote qu’un Montmartrois (quoiqu’il fût hongrois).

Elle participe, ou assiste, la guerre déclarée, à une manifestation, alors que la France se prépare au combat en criant « À Berlin! ». La France? Nous sommes en août 1870.

Un certain nombre de citoyens convaincus s’étaient donné rendez-vous à la Corderie (parmi eux, il y avait plusieurs membres de l’Internationale). Ils se groupèrent et descendirent sur le boulevard, se dirigeant vers la place de la République (alors place du Château d’Eau); chemin faisant, la colonne grossit à vue d’œil. Ils veulent barrer le passage à la horde d’agents provocateurs. On crie: « Vive la paix! », on chante le refrain de 1848:

Les peuples sont pour nous des frères

Et les tyrans des ennemis

La colonne parcourait les boulevards extérieurs jusqu’à Belleville, criant: « Vive la République! »

La plupart des citoyens furent arrêtés.

Comme nous étions sous le régime de l’état de siège, ils furent condamnés par le conseil de guerre, qui prononça quatre condamnations à mort (l’empire n’eut pas le temps de faire ces exécutions).

La peur de la révolution effrayait plus les Tuileries que la guerre avec la Prusse ne le faisait.

Elle parle, et ce sera la fin de cet article, de la fin du siège.

Le 11 février, Paris commençait à avoir à manger, mais il n’y avait ni travail ni argent; les un franc cinquante de chaque garde national n’allaient pas loin, plus 75 centimes pour sa compagne, s’ils avaient eu la veine d’être légalement mariés (en un mot s’ils étaient des gens moraux). Pour les enfants, quelle idée! Pour toute la famille, ils avaient deux francs vingt-cinq, quel que fût le nombre des membres. Mais les autres pauvres diablesses qui avaient donné librement, leur cœur et leur affection, elles n’avaient aucun droit, ni pour elles ni pour leurs enfants; donc un franc cinquante pour toute la nichée. Les petits bâtards avaient les miettes du festin. Pauvres enfants, ils n’avaient pas demandé à naître. Et nous étions en République!

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Livre cité

Brocher (Victorine)Souvenirs d’une morte vivante, A. Lapie (1909), — Souvenirs d’une morte vivante Une femme dans la Commune de 1871, Libertalia (2017).