Ces jours-ci arrive en librairie une nouvelle édition de « Souvenirs d’une morte vivante », le livre de Victorine Brocher sur lequel je concluais l’article précédent. Il est d’abord paru en 1909, simultanément à Lausanne et à Paris, a été republié par Maspero en 1976, puis en 2002 par La Découverte.

Libertalia nous propose la première édition de poche, un très joli livre.

Le graphisme est superbe. La première page de couverture (ci-dessus) accompagne à merveille la quatrième, une citation du livre, dont voici le début:

Je défais mon drapeau qui était enroulé autour de ma poitrine. Je me souviens du premier jour où il nous fut remis, frais et brillant, avec son inscription en lettres dorées: « Défenseurs de la République »; comme nous étions enthousiastes ce jour là. Je me souviens des luttes que nous avons soutenues à l’ombre de ses plis flottant au vent lorsqu’il reçut ses cinq premières balles, ses glorieuses blessures ranimaient notre courage.

Cette nouvelle édition comprend la préface de Lucien Descaves à l’édition originale et, en guise de postfaces, un article de Michèle Riot-Sarcey et l’avant-propos dont François Maspero avait accompagné son édition. Bref, cette édition est aussi complète que possible — à une page près, comme on va voir.

La préface de Descaves est d’une rare condescendance.

  • À propos du nom de l’auteure.  Le livre est paru sous le nom de « Victorine B. ». Victorine Brocher souhaitait rester parmi les anonymes, les inconnus — ce qui est dans la juste ligne de la Commune, une révolution faite par des obscurs. Descaves la renvoie à sa condition de femme, « se ranger parmi les compagnes, les filles et les sœurs de ces insurgés… » — et pourquoi pas parmi les insurgés?
  • À propos de la façon dont le livre, dans lequel « il ne faut pas chercher de littérature », est écrit, avec « un modique vocabulaire et des rudiments de syntaxe ».

En réalité, le livre est bien écrit, avec un vocabulaire adapté et une syntaxe de qualité. Victorine B. était, certes, une femme, certes une ouvrière, mais elle n’en était pas moins une personne cultivée, surtout après une longue vie de militantisme et de lectures. Je renvoie aux extraits publiés dans l’article précédent… il y aura d’autres exemples plus bas.

Louise Bodin, qui écrivit la nécrologie de Victorine B. dans L’Humanité du 25 novembre 1921, dut s’inspirer de cette condescendance pour juger que « son livre est écrit sans aucun art » avant de trouver Victorine B. naïve parce qu’elle dit (à propos de Dombrowski pendant la Semaine sanglante):

Il est difficile de toujours combattre et de ne jamais manger.

C’est une remarque que je trouve au contraire très forte et dont on devrait plutôt s’étonner qu’elle soit aussi rare: ils se sont battus sur les barricades, ils ont couru d’un point de Paris à l’autre pendant plusieurs jours, ont-ils eu faim? ont-ils eu sommeil? ont-ils eu peur?

On voit que la camarade Bodin n’avait pas eu à se préoccuper de nourrir les « Défenseurs de la République »!

Lisez donc la belle page dans laquelle ces Défenseurs de la République arrivent à Issy sans vivres, réussissent à cueillir de l’oseille et à préparer une soupe qu’ils s’apprêtent à manger… lorsqu’un obus éclate et renverse la marmite.

La réception du livre, à sa sortie, n’avait pas été complètement enthousiaste, sans doute parce que ces messieurs les critiques savaient mieux que cette femme naïve. Voici un bel exemple. Dans son livre, Victorine B. se souvient

du premier service que nous [la septième compagnie du dix-septième bataillon, un bataillon du septième arrondissement] fîmes, ce fut lors de l’explosion de Javel; notre compagnie fut requise pour aider au déblaiement des décombres.

Dans la chronologie du texte, nous sommes en octobre 1870. Cette première mission est très éprouvante:

[…] c’était épouvantable, le sol était labouré en tous sens, une maison assez éloignée était absolument criblée, toutes les vitres brisées.

Les morts étaient assez nombreux. De la manufacture même, il ne restait que des pans de murs; sur le terrain, à une distance assez éloignée, nous avons trouvé des débris de casseroles en cuivre auxquels il y avait encore, adhérant, des lambeaux de chair. J’ai aidé à relever, non pas des êtres qui avaient vécu, mais des lambeaux informes de chair humaine, que l’on déposait ensuite dans des grandes boîtes, sortes de cercueils; çà et là nous trouvions un bras, une jambe, une cervelle éclatée sur des débris de pierre, c’était une bouillie, on n’a rien pu reconstituer. Nous sommes restés à Javel plusieurs heures; notre tâche accomplie nous sommes revenus bien tristes. C’était la première fois que j’assistais à une chose aussi horrible; pendant plusieurs jours, ce spectacle affreux était toujours sous mes yeux […].

Je vous laisse lire la suite dans le livre. Mais voici un de ces « messieurs » (les guillemets parce que celui-là n’était pas, socialement, un monsieur, mais un journaliste anarchiste issu de la classe ouvrière) qui savent, il s’appelle Jean Grave:

la camarade B., sur certains [faits] que je suis à même de contrôler, les rapporte inexactement.

Elle place pendant le siège l’explosion de la cartoucherie Rapp — qui fit tant de victimes — alors que c’est sous la Commune qu’elle se produisit […]

écrit-il dans l’hebdomadaire Les Temps nouveaux le 15 juillet 1909. Mais non, camarade Grave, vous étiez peut-être à même de contrôler, mais vous ne l’avez pas fait. Elle vous dit qu’elle y était, elle vous explique que c’était sa première mission, et vous ne lisez pas! Voyez donc Le Rappel du 9 octobre 1870:

Hier, la septième compagnie du 17e bataillon de garde nationale, qui était de rempart, a dû envoyer un détachement rue de Javel, pour empêcher l’encombrement de curieux à l’endroit où avait eu lieu l’explosion de la fabrique de produits chimiques.

Je vous laisse lire la suite aussi. Oui, il y a eu une explosion, oui, c’était en octobre 1870, oui, elle a eu lieu rue de Javel (assez loin de l’avenue Rapp), et oui la compagnie de Victorine B. y était — et non, le grave critique péremptoire n’a rien vérifié.

Il serait sans doute plus pertinent de se demander quelles sources Victorine B. a utilisées, pour se remémorer les faits avec tant de précision, près de quarante ans après… Les batailles qu’elle a livrées en avril et en mai 1871 sont décrites avec beaucoup de détails et ce ne sont pas des choses que l’on trouve partout dans la littérature.

Oublions donc ces œillères du début du vingtième siècle et essayons de lire le livre tel que Victorine B. l’a écrit.

Tel qu’elle l’a écrit… et voici le petit scoop du présent article, la « page manquante » retrouvée par Yves C. pendant que je me préparais à écrire cet article!

Ceux d’entre vous qui auront cliqué sur le lien « Les Temps nouveaux le 15 juillet 1909 » auront certainement lu que, reproche plus grave, Victorine B. ne parle pas de la journée du 22 janvier. Là, il faut bien le reconnaître, le texte du livre n’est absolument pas clair… tout simplement parce qu’une page du manuscrit a été omise, comme l’explique Victorine B. dans le même hebdomadaire le 2 octobre 1909. Entre parenthèses, l’édition de 1909 du livre avait été assez mal relue (il y a des erreurs, dans la numérotation des chapitres notamment).

Voici donc cette page — que vous pouvez imprimer et glisser dans votre exemplaire du livre (entre les deux premiers paragraphes du chapitre XVIII).

Le 22 janvier 1871, dans l’après-midi, arrive place de l’Hôtel-de-Ville, une troupe armée, composée de gardes nationaux de plusieurs bataillons du 17e arrondissement. Cette troupe déboucha sur la place vers les quatre heures accompagnée d’un certain nombre d’officiers; elle alla se placer sur deux rangs le long de la grille, à quelques pas de celle-ci, en face du poste. Les chefs avaient ordonné de remettre la baïonnette au fourreau en signe de pacification.

Pendant ce temps, une délégation de cette troupe demanda au chef de poste, un adjudant, à être introduite dans l’Hôtel-de-Ville pour s’acquitter de la mission dont elle avait été chargée. Le chef de poste refusa, invoquant la consigne; ce que voyant, deux ou trois délégués se mirent en devoir d’escalader la grille qui était fermée. Le capitaine Bousquet, d’un des bataillons du 17e arrondissement (Batignolles), y parvint le premier. Au même moment, le chef de poste fit deux ou trois pas en direction de l’entrée de l’hôtel en levant la main comme pour donner un signal. Aussitôt, un coup de feu retentit, suivi d’une décharge de mousqueterie partant du premier étage de l’Hôtel-de-Ville, dont les fenêtres étaient pourtant fermées!

En quelques instants, la place fut balayée; on voyait, gisant à terre, un grand nombre de tués, parmi lesquels se trouvait Sapia, et beaucoup de blessés. D’autres encore, projetés par terre, n’osaient se relever par crainte de recevoir des balles.

À l’entrée de l’avenue Victoria, à gauche, sur un tas de sable, un certain nombre de personnes, parmi lesquelles se trouvaient des femmes et des enfants, avaient été culbutées, étendues sans mouvement, clouées par la peur.

Pendant cette panique, une des grandes portes de l’Hôtel-de-Ville — peut-être les deux — s’était ouverte et refermée pour permettre une salve de coups de fusils, d’aucuns dirent de mitrailleuses, des gardes mobiles bretons qui occupaient l’édifice.

Le signal du chef de poste n’exclut en rien les ordres qui ont pu être donnés à l’intérieur par Chaudey qui a toujours été tenu pour responsable de ce massacre.

Parmi cette troupe se trouvaient: F. Buisson, actuellement député, son frère, le citoyen Ernest Rozier, le capitaine Dauvergne, du dix-septième arrondissement et plusieurs autres, qui ont été vus dans la déroute, traînant leurs fusils.

Le 22 janvier était un dimanche. Après une matinée brumeuse, l’après-midi fut assez claire. Une foule endimanchée et inoffensive se promenait sur la place étant loin de s’attendre à une telle surprise.

Fait assez curieux à constater: L’horloge de l’Hôtel-de-Ville ayant reçu une balle de ceux qui ripostaient à l’attaque, s’est trouvée arrêtée à 4 h 20. Elle est restée longtemps dans cet état.

*

Je n’en dis pas plus: après le siège, la Commune, lisez donc le livre — en faisant confiance à son auteure!

N’hésitez pas à vous précipiter sur le joli poche de Libertalia! D’autant plus qu’il ne coûte que dix euros!

*

C’est Yves C. qui m’a révélé l’existence de la page manquante et m’a indiqué la référence aux Temps Nouveaux. Encore un article dont il devrait être considéré comme un des auteurs. Me contenter de le remercier serait de la pure désinvolture, je ne le fais donc pas!

Merci à Nicolas Norrito de m’avoir envoyé le livre.

L’édition de Lausanne et de 1909 des Souvenirs d’une morte vivante est (dans une belle numérisation) sur Gallica. L’une n’empêche pas l’autre!

Livre cité

Brocher (Victorine)Souvenirs d’une morte vivante, A. Lapie (1909), — Souvenirs d’une morte vivante Une femme dans la Commune de 1871, Libertalia (2017).