J’ai déjà publié sur ce site, il y a presque un an, un article sur l’émeute « de l’ordre » du 22 mars 1871.

Une erreur de Goncourt (qui situait cette affaire place de la Concorde) m’avait alors fait évoquer l’émeute fasciste du 6 février 1934 (qui s’état déroulée principalement sur cette place). Va savoir pourquoi je repense à cette époque de montée des fascismes aujourd’hui. Personne n’a pensé à la statue de Jeanne d’Arc place des Pyramides: elle n’existe que depuis 1874.

La relecture des notes de Charles Longuet à sa traduction de La Guerre civile en France (pour l’article sur la mort d’Émile Duval) dans l’édition de Dunois m’a fait « trouver » l’article qui suit.

Laissez-moi vous raconter aujourd’hui comment, peu de temps après le 6 février 1934, le journaliste et militant Amédée Dunois racontait ce que Longuet lui avait raconté…

Émeute de droite place Vendôme

Voilà déjà près de trente-cinq ans, le citoyen Charles Longuet, qui avait été le rédacteur en chef du journal de la Commune, m’avait accordé un long entretien. Le vieux républicain socialiste avait accueilli le jeune « syndicaliste révolutionnaire » que j’étais alors avec sa gentillesse, sa chaleur et sa véhémence légendaires. Il m’avait donné rendez-vous dans un café proche du parc Montsouris. Nous avions parlé ou, pour mieux dire, il m’avait parlé de beaucoup de choses. Il a raconté certaines d’entre elles dans des appendices à sa traduction de La Guerre civile en France, mais pas la manifestation du 22 mars. C’est peut-être la raison pour laquelle mes notes sont restées dans un tiroir. Je les ai retrouvées ces jours derniers dans une liasse de papiers concernant la Commune. Aujourd’hui, quelques semaines après l’échec du coup de force fasciste, le récit de l’émeute des « amis de l’ordre » d’il y a soixante-trois ans intéressera les lecteurs du Populaire.

Je les prie de bien vouloir noter ceci : les insurgés avaient pris le pouvoir depuis le 18 mars, mais les élections à la Commune n’eurent lieu que le 26. Les faits dont il est question eurent lieu les 21 et 22 mars.

On parle de l’émeute de l’ordre, mais il y a eu deux manifestations des « amis de l’ordre », me dit Longuet. Edgar Monteil a écrit un bel article sur la première pour Le Rappel. Un de nos confrères du Cri du peuple était présent lui aussi — mais malheureusement pas moi. Les manifestants portaient un ruban bleu à la boutonnière. Dame ! C’était bleu contre rouge ! Ces messieurs criaient « À bas le Comité central ! ». Ils passèrent devant la mairie du neuvième, occupée depuis la veille par des gardes nationaux de Montmartre et de Belleville. Au coin des boulevards Sébastopol et Saint-Denis, ils se heurtèrent à une quinzaine de gardes qui conduisaient un petit troupeau de moutons. Vous vous souvenez, vous, me demanda Longuet, d’avoir croisé un troupeau de moutons sur les boulevards ? En tout cas, des ennemis de l’ordre social menant des moutons dans la circulation des boulevards, cela faisait trop de désordre pour les amis de l’ordre. Ils bousculèrent donc. Oh ! les moutons seulement. Cela irrita les gardes, qui mirent en joue. Rien de plus. La manifestation continua à se promener, ces messieurs essayant d’entraîner les passants à se joindre à eux. Sans grand succès, écrivit Monteil, me dit Longuet.

Hélas, ceux qui avaient intérêt à la guerre civile ont vu leur horrible vœu se réaliser. Le lendemain 22 mars, dès midi, la manifestation, environ huit cents personnes — Monteil en a compté cinq cents, mais il était à l’arrière — s’assemblait place de l’Opéra. Vers une heure et demie, elle s’engagea dans la rue de la Paix, se dirigeant vers la place Vendôme, où se trouvaient le ministère de la Justice et l’état-major de la place de Paris, de sorte que la place était occupée par trois bataillons de la Garde nationale dévoués au Comité central, dans un quartier qui ne l’était pas. Les amis de l’ordre faisaient aux spectateurs des signes d’invitation, qui ne décidaient presque personne. Un jeune homme dit à Monteil qu’un monsieur à lunettes bleues lui avait offert cinq francs pour se mettre dans les rangs. Les manifestants avaient toujours leurs rubans bleus, et parfois des armes à la main, écrivit Monteil. Il y avait bien quelques naïfs, qui étaient sans armes, mais ils étaient peu nombreux. Théodore Duret, qui était présent, m’a dit plus tard, me dit Longuet, que la manifestation devait être pacifique, que les manifestants étaient sans armes… sauf la bande de provocateurs excités qui étaient en tête et avaient des cannes-épées et des revolvers. Parmi eux, trois messieurs à particule violemment exaltés et bien connus comme bonapartistes, MM. de Coëtlogon, de Pène et de Heeckeren, vous savez, celui qui avait tué le poète Pouchkine en duel. Leur esprit de conciliation ? Oui-da ! Et je me souviens des gestes de la main dont Longuet avait accompagné cette exclamation. Il se manifestait dans les cris « Assassins ! Bandits ! », qu’ils adressaient aux gardes nationaux, me dit-il. Une manifestation pour l’ordre provoque immanquablement du désordre… À la hauteur de la rue Neuve-Saint-Augustin, les plus belliqueux de ces pacifiques ont molesté et désarmé deux sentinelles qui, vêtements déchirés et sans leurs fusils se sont retirées vers la place où se tenaient leurs camarades. Ceux-ci se sont alors disposés en ordre de bataille. Les ordres furent donnés de croiser la baïonnette si nécessaire mais de ne pas tirer.

C’est alors que la manifestation se transforma en véritable émeute. Les bonnes gens du parti de l’ordre arrachèrent son sabre à un officier. Et un coup de revolver fut tiré. Le poète Catulle Mendès qui, lui, est toujours vivant, et qui passait par là, entendit le coup de revolver et écrivit sans rire qu’une foule si évidemment pacifique ne pouvait avoir commis un pareil acte d’agression, me dit Longuet. Il y eut alors des sommations, plusieurs minutes de roulements de tambour au cours desquelles deux autres gardes nationaux furent grièvement blessés. La douceur de leurs camarades les fit tirer en l’air tandis que les émeutiers s’efforçaient de les désarmer. Des coups de fusil finirent par retentir, que le général Bergeret et plusieurs officiers firent immédiatement cesser — mais l’émeute s’était dispersée. En un clin d’œil, la rue de la Paix, tout-à-l’heure si pleine, fut complètement vide.

Une salve les dispersa, a écrit Karl Marx, me dit Longuet. Cela n’empêcha pas que des coups de feu furent encore tirés, des maisons, sur les gardes nationaux. Deux d’entre eux furent tués et huit blessés. Il y eut en tout huit morts. Parmi les blessés, il y avait Louis Maljournal, du Comité central, un relieur ami de Varlin et internationaliste. Vous ne l’avez pas connu ? me demanda Longuet, il est mort il y a quelques années, il était souffleur à la Gaîté. J’avais appris ce qui s’était passé directement par le Comité central. J’avais lu les articles de Monteil dans Le Rappel. Nous n’étions pas encore très bien organisés, au Journal Officiel. Edgar Monteil était un excellent journaliste, mais il n’avait pas tout vu. Il le disait d’ailleurs, s’exprimant au conditionnel quand il n’était pas sûr. J’ai demandé à Lissagaray de mener l’enquête. Il me semble qu’on a dit que Monsieur de Pène était mort, mais ce petit crevé n’avait reçu qu’une balle, assez spirituelle pour lui avoir traversé l’anus, comme a écrit plus tard Lissagaray dans son livre, me dit Longuet en riant. À ce moment-là, il avait surtout trouvé un témoin incontestable. Le général américain Philip Sheridan, célèbre pour ses victoires contre les sudistes et contre les Indiens, qui suivait les événements depuis une fenêtre de l’hôtel Westminster, avait attesté que les coups de revolver ont été tirés par les hommes de la manifestation. J’ai regardé les mémoires de Sheridan, qui sont parues vers 1888, me dit Longuet. Il dit que les émeutes à Paris ne l’intéressaient pas, et il n’en parle pas.

Charles Longuet m’avait montré une gravure. Pas une photographie. Aucune photo ne montre le mouvement de la Commune. Les photos étaient encore très posées. Il fallait s’immobiliser pendant plusieurs secondes. Cette gravure était parue dans l’hebdomadaire L’Illustration. Je l’ai retrouvée à la bibliothèque. C’est plus une image de fuite éperdue qu’une image d’émeute. La rue de la Paix immobile après la bataille aurait même pu être photographiée, une vraie nature morte, à terre six cadavres, des chapeaux, des cannes et même un revolver au premier plan. Au fond, l’artiste a représenté la place, les gardes, leurs baïonnettes et un peu de fumée qui flotte dans l’air. Le dessin est signé André Lançon. Ce dessinateur, qui faisait partie de la Fédération des artistes, a été emprisonné pendant six mois après la Commune.

Amédée Dunois

Le Populaire29 février 1934

(pcc MA)

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Longuet cite les articles (non signés) du Rappel les 22 mars et 23 mars. Les souvenirs de Monteil semblent confirmer qu’il en était bien l’auteur.

Il mentionne aussi Le Cri du Peuple (voir les numéros des 23 mars et 24 mars, rappelons que ce journal était daté du lendemain).

L’article du Journal Officiel, après l’enquête de Lissagaray, est paru le 25 mars. Le fait que Lissagaray ait mené cette enquête est dans les notes de Longuet à sa traduction de La Guerre civile en France. La version de la prétendue « réimpression » de ce journal que l’on trouve sur Gallica… ne contient même pas cet article…

Ce que Duret a dit à Longuet, il l’a aussi écrit dans son livre.

La gravure de Lançon a déjà été reproduite sur ce site en couverture de l’article sur l’émeute « de l’ordre » (le 14 mai 2016), la revoici. Vous pouvez maintenant cliquer pour observer les cannes-épées et les revolvers oubliés par les pacifiques manifestants dans leur fuite éperdue.

Rue de la Paix, 22 mars, par Auguste Lançon pour L’Illustration

Livres et articles cités

Goncourt (Edmond de)Journal des Goncourt — Deuxième série — Premier volume 1870-1871Charpentier (1890).

Monteil (Edgar)Souvenirs de la Commune, Charavay frères (1883).

Duret (Théodore)Histoire de Édouard Manet et de son œuvre, Fasquelle (1906).

Mendès (Catulle)Les 73 jours de la Commune (du 18 mars au 29 mai 1871), Lachaud (1871).

Marx (Karl)La Guerre civile en France (La Commune de Paris), traduction de Charles Longuet, présenté par Amédée Dunois, Librairie de L’Humanité (1925).

Lissagaray (Prosper-Olivier)Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).