Un peu de fiction, pour changer…

La nouvelle que vous lisez dans cet article est parue dans le « hors-série » consacré au quatre-vingtième anniversaire du Front populaire par le journal L’Humanité au printemps 2016. 

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Valentine commença à travailler lorsqu’elle eut quatorze ans. Elle fut embauchée aux Galeries Lafayette à l’âge de dix-huit ans et y resta jusqu’à son départ à la retraite en 1982. Avec une interruption pendant l’Occupation, où elle dut se cacher à la campagne et travailla dans une ferme. Elle retrouva sa tenue élégante de vendeuse dès la Libération et épousa un ouvrier-fondeur. Ils eurent eu un fils qui, les années passant, eut à son tour une fille. Un accident du travail chez Citroën la priva de son mari, dont le portrait encadré était accroché au-dessus du buffet, dans le minuscule deux-pièces qu’elle habitait rue de la Roquette.

Valentine évoquait volontiers ses souvenirs. Elle m’avait raconté l’occupation du magasin en juin 1936, les repas sur les comptoirs de vente, le campement entre les rayons, les meetings et les cours de danse, la joie de la grève, disait-elle, la grève dans la joie. Je lui demandais :

Raconte-moi la mer.

– Je me souviens, disait-elle. Les premières vacances, le billet Lagrange, la gare Saint-Lazare, puis les boucles de la Seine avec au fond la mer. J’avais dix-neuf ans.

J’était toujours allée en vacances à la mer et je rêvais à l’idée qu’elle se souvenait de ne pas avoir vu la mer.

Nous nous sommes battus ! Je me souviens, disait-elle, de l’espoir et des grèves. Le Front populaire avait gagné les élections, oui, bien sûr, mais on n’obtient jamais rien sans lutter.

Mon père se moquait un peu d’elle. « Raconte-nous l’avenir radieux », lui dit-il un jour. Elle éclata de rire et nous rîmes tous avec elle. Ce jour-là, ils déroulèrent ensemble une longue liste d’accrocs advenus à cet avenir – qui pour elle était le passé, et pour nous l’histoire. Le soulèvement franquiste et la politique de non-intervention en Espagne, les procès de Moscou, le Congrès de Nuremberg, les décrets-lois contre les étrangers et ceux rétablissant les quarante-huit heures de travail hebdomadaire, les accords de Munich, le pacte germano-soviétique, la guerre, l’Occupation, les décrets antisémites… et d’autres encore et encore, sans même mentionner les accidents plus personnels, ni ceux du travail.

Quand même, ajouta-t-elle, il y a eu le printemps 36. Vous n’avez jamais rien vécu de pareil. Ce fut un tel moment de joie, d’espoir : tout semblait possible. Tout.

Je la voyais souvent. Je n’oublierai jamais la visite que je lui rendis le 24 mai 1987. C’était un dimanche. J’avais eu dix-huit ans la veille. Elle en avait soixante-dix. Elle était toujours aussi belle. Élégante, maquillée, parfumée. J’avais apporté des roses rouges. Elle les arrangea dans un vase de cristal qu’elle posa sur un napperon de dentelle juste sous le portrait de son mari. Elle fit du café. Elle avait préparé un quatre-quarts. Et puis… « Je vais te donner quelque chose. » D’un placard elle sortit une boîte en fer et de la boîte plusieurs journaux jaunis et une photographie. Cette année-là aussi, le 24 mai était un dimanche. Les journaux étaient datés du lendemain et rendaient compte de ce qui s’était passé le dimanche 24. Et puis, elle me raconta.
Elle ne l’avait jamais raconté à personne. Elle ne m’en a jamais reparlé. Elle est morte quatre ans plus tard. J’ai toujours la boîte avec les journaux et la photo du garçon. Le cadeau de mes dix-huit ans : la manifestation de Valentine au mur des Fédérés, le 24 mai 1936.

*

Quelle journée ! Ce soleil tiède et clair, cette odeur de bouquets, le frisson des drapeaux! Ces flambées d’espoir, ce parfum d’honneur. J’ai lu les journaux. L’Humanité et Le Populaire rendaient hommage aux trente mille fusillés de la Semaine sanglante – après tout, c’est pour ça qu’on manifestait au Père-Lachaise. Avec des titres adaptés, comme

Non, la Commune n’est pas morte !

ou

Devant nos morts a défilé la vie.

Le deuxième tour des élections législatives avait eu lieu trois semaines auparavant. Le Figaro fit re-voter ses lecteurs qui se déclarèrent majoritairement pour l’hortensia. Les manifestants arboraient, eux, l’églantine rouge. Les drapeaux faisaient comme un champ de coquelicots. Valentine m’a dit qu’elle portait une robe claire à volants.

C’était le printemps ! On n’allait pas défiler en uniforme, ni au pas, comme ces messieurs des ligues à la fête de Jeanne d’Arc,

m’a-t-elle dit. J’ai lu dans L’Humanité que des groupes de jeunes filles communistes marchaient au pas, elles aussi. Valentine l’avait peut-être oublié. Malgré la foule innombrable, elle réussit à retrouver ses camarades du Comité antifasciste des Galeries Lafayette. À la suite (loin devant) de quelques très vieux communards et des dirigeants socialistes et communistes, on montait dans le cimetière depuis le début de l’après-midi. Valentine et ses camarades attendirent longtemps. C’est sur la photographie à la une de L’Humanité du lendemain qu’ils virent Léon Blum et Maurice Thorez, heureux, devant le mur des Fédérés. Et, sur le Petit Parisien, Blum toujours, le président du conseil le poing levé. En attendant, le soleil était juste assez chaud pour qu’un bock soit le bienvenu. Et puis on chanta, on discuta. De sport, d’accidents de trains ou d’avions certainement. De l’anthropophage argentin qui avait fait cuire et dévoré un garçon de douze ans peut-être. Mais surtout, j’en suis bien sûre, de l’actualité internationale. Malgré l’évocation des crimes perpétrés par les nazis en Allemagne et en Autriche, l’atmosphère de la manifestation devait être très bon enfant : lorsque quelqu’un s’aperçut qu’il n’avait plus sa montre en or, on lui conseilla de faire mettre une annonce dans L’Huma pour que celui qui, certainement, l’avait trouvée, la rapporte au journal. Il faisait déjà nuit lorsqu’ils purent enfin entrer dans le cimetière. Passé le porche, l’obscurité des grandes allées succéda à la lumière des lampadaires du boulevard, écrivit un journaliste. On voyait à peine ceux à côté de qui on marchait, m’a dit Valentine. Les silhouettes confuses des croix de pierre et des monuments funéraires ajoutèrent de la solennité à la joie et au bonheur d’être ensemble. Du silence se fit. Valentine jura lorsqu’elle trébucha sur un invisible pavé irrégulier. Un bras la retint et elle éclata (silencieusement) de rire. La main s’attardait à lui tenir le coude.
Quelqu’un enflamma un petit paquet de tracts. À la lumière soudain de cette torche improvisée, elle regarda le visage auquel était reliée la main. Le visage sourit. Elle aussi. La main devint un bras serrant l’épaule, ce qui tombait plutôt bien, me dit-elle, car il commençait à faire un peu frais pour la robe à volants. Ils n’eurent pas besoin de journaux enflammés pour échanger le premier baiser. Les pavés irréguliers ne les empêchèrent pas de s’écarter discrètement du cortège, qui avait adopté le pas de gymnastique, peu propice à l’expression du désir. Les arbres centenaires qui bordaient les grandes allées du cimetière et contre lesquels il la serra pour l’embrasser plus en détail se montrèrent très adaptés à cet usage. Il faisait encore plus sombre un peu plus à l’écart. Ils s’égarèrent entre les tombes. Sous le tâtonnement de Valentine une porte s’ouvrit qui leur offrit un asile. Au loin le cimetière se vidait, me dit Valentine. Je n’eus plus qu’à imaginer, dans le minuscule caveau, les deux corps se découvrant et se possédant avec urgence et une joyeuse minutie. Comme si les désirs et les espoirs de cette journée se matérialisaient dans ce plaisir et cette joie.
Le Figaro ironisa, dans son numéro du lendemain, sur les manifestants qui saucissonnaient sur les tombes. Aucun journal ne rapporta le fait qu’une vendeuse s’était laissée enfermer dans le cimetière pour passer la nuit avec un ouvrier inconnu dans une chapelle funéraire. En lisant et relisant les journaux de Valentine, j’ai été touchée par l’article d’Amédée Dunois dans Le Populaire. Le vieux militant se souvenait, c’est une façon de parler parce qu’il n’y était pas, non, pas des morts de la Semaine sanglante, mais de la vie et de la joie, le jour où la Commune de Paris fut proclamée devant le vieil Hôtel de Ville. L’espoir, la foi dans l’avenir, la confiance dans la lutte, et de cela la fête, la joie.

C’était ça, le

tout semblait possible

de Valentine. Le printemps 36 avait aussi été un instant radieux. Juste un instant : comme je le lus au dos de la photographie, « Commune de Paris » était aussi le nom du bataillon des Brigades Internationales dans lequel le garçon qui ne ressemblait pas à mon grand-père avait été tué, en Espagne, quelques mois plus tard.

Les journaux de Valentine et de sa petite-fille sont

Le FigaroL’HumanitéLe Petit Parisien et Le Populaire

(des 24 et 25 mai 1936).

Pour écrire leur histoire, j’ai aussi utilisé Le Cri du peuple

des 28 et 30 mars 1871

– avec mes remerciements au citoyen Vallès pour le frisson des drapeaux
et à C.S. pour un commentaire inspirant.
(février 2016)

*

Quinze jours plus tard, on retrouve Valentine et ses camarades des Galeries Lafayette en grève… dans mon livre « Mademoiselle Haas ».

 Livre cité

Audin (Michèle)Mademoiselle Haas, L’arbalète-Gallimard (2016).