Dans l’article « Une marchande de soupe », paru dans La Rue le 3 août 1867, Arthur Arnould, un journaliste déjà apparu sur ce site pendant et après la Commune, fait une première apparition avant la Commune. Ce ne sera pas la dernière.

En ce temps-là, l’expression « marchand de soupe » désignait un maître de pension, un directeur d’école.  

Parmi les articles d’Arnould pour La Rue de 1867, j’ai choisi celui-ci, même si il semble que nous y soyons assez loin du thème « Commune », parce qu’il y est question de l’éducation des jeunes filles, qui sera un des sujets d’intérêt de la Commune (voir par exemple cet article). 

Originalité, ici, nous sommes du côté des enseignantes plutôt que des élèves. De sorte que…  j’imagine que l’une des orphelines dont il y est question est la femme d’Arnould, Jeanne Matthey. Elle était institutrice (comme nous le savons par son acte de mariage, célébré deux mois après la parution de cet article) et ses deux parents, qui avaient été horlogers (comme nous le savons par son acte de naissance) étaient morts (son père en 1842). Rien n’interdit de penser qu’elle était bien orpheline au temps de ses études. La note de bas de page que vous lirez dans l’article va dans le sens de cette « imagination ». Il y a peu de doute en tout cas que Jenny a fourni les informations contenues dans cet article!

Je profite de l’occasion pour signaler que, depuis l’article que j’ai consacré à Jenny sur ce site, le dictionnaire Maitron en ligne s’est enrichi d’une notice « Matthey Jeanne, épouse Arnould, dite Jenny« , ce dont je suis extrêmement satisfaite.

La parole est à Arthur Arnould — ou peut-être à Jenny.

La marchande de soupe

Pensionnat de banlieue

Le marchand de soupe est connu.

On connaît moins la Marchande de soupe.

La Marchande de soupe s’installe généralement à quelque distance des grandes villes, en pleine verdure.

Établissement bien en vue, orné d’une immense porte cochère à claire-voie; — derrière la porte un vaste parterre rempli de fleurs; — au-dessus de la porte une enseigne:

Institution de jeunes demoiselles,

Dirigée par Mme***

Un peu plus loin, sur la droite ou sur la gauche, une porte bâtarde.

La maison, d’aspect sérieux, disparaît à demi dans les buissons de lilas et de lauriers. — Une large avenue de tilleuls conduit au perron.

De l’autre côté de la maison s’étend le parc, plein d’ombre et de senteurs; — après vient le verger, puis le potager.

Dans un coin, dissimulé par des haies, se cache un carré sans ombre et sans verdure: — la terre y est sablée, le soleil y brûle en été, la bise y règne en hiver. — On passe à côté sans le remarquer, à la saison encore feuillue où s’opère le coup de filet de la rentrée des classes.

Un jardinier concierge, marié, ouvre la porte bâtarde, — la seule qui serve, — de même que le carré nu est tout le jardin pour les enfants.

C’est honnête, riant et sain d’aspect.

La Marchande de soupe est généralement veuve, ou demoiselle sur le retour.

Dans ce dernier cas elle a une sœur. — Dans le premier cas une fille et un gendre, qui donne des leçons d’histoire.

Cependant, si la Marchande de soupe n’avait pas de fille, le gendre serait remplacé par un professeur étranger, âgé le plus souvent, mais toujours estropié, — boiteux, bossu, manchot, tout au moins grêlé comme une écumoire, — en un mot repoussant.

En apercevant ce malheureux, parfaitement râpé et d’une timidité hors ligne, les familles se sentent rassurées.

La Marchande de soupe approche le plus souvent de la soixantaine: — elle n’a jamais moins de quarante-cinq ans.

Elle est, — ou maigre, longue, jaune, parcheminée, — ou petite, grosse, potelée.

Ce dernier type est le plus fréquent.

Sa figure, empreinte d’une fausse dignité et d’une fausse douceur, est surtout remarquable par l’amincissement exagéré de deux lèvres pincées, qui ne s’ouvrent que pour minauder une phrase sentimentale aux parents, ou donner des ordres secs aux sous-maîtresses.

L’œil, dur au repos, est plein de tendresse et de caresses dès qu’il s’agit d’empaumer une mère, de grands-parents, quelque visiteur étranger.

La voix mielleuse ne sort pas des intonations suaves, — à moins qu’il ne s’agisse de parler aux pauvres créatures chargées d’enseigner et de garder les enfants, auquel cas cette voix, changeant brusquement de ton, passe aux notes suraiguës du commandement et du mépris.

Maintenant, parlons des sous-maîtresses.

Il y en a une ou deux par division, plus les maîtresses d’anglais, de danse, de dessin, de musique.

Quand la sous-maîtresse est jeune et débute, elle est au pair, — c’est-à-dire qu’elle donne seize heures de son travail par jour, pour avoir le droit de coucher dans le dortoir, au milieu des enfants, et de partager, à la même table, leur nourriture.

Il est convenu qu’on lui donnera une robe, au premier janvier, pour ses étrennes, mais la Marchande de soupe a adopté l’usage prudent de remettre la distribution des étrennes à la rentrée des vacances de Pâques.

C’est à Pâques, en effet, que se termine l’année scolaire, pour une sous-maîtresse, et qu’elle renouvelle son engagement dans la maison.

Or, la Marchande de soupe, chaque année, change les trois quarts de son personnel enseignant, et celles qu’on renvoie, ne rentrant pas à l’expiration des vacances, il s’ensuit que la Marchande de soupe fait l’économie de leurs étrennes, et frustre celles qui l’ont servie pendant onze mois, pour rien, de la pauvre robe neuve sur laquelle elle comptait pour se présenter, décemment vêtues, dans un autre pensionnat.

Souvent aussi la Marchande de soupe garde chez elle quelque orpheline, ou fille pauvre, qui n’a pu payer ses dernières années de séjour à la pension.

Celles-là, naturellement, se destinent à l’enseignement; — mais elles n’ont pu préparer leurs examens, et elles doivent prendre, sans qu’on s’en aperçoive, sur leurs heures de sommeil pour acquérir les connaissances exigées.

Comme on a tout intérêt à les retenir, puisqu’elles ne coûtent rien, on entrave, par mille moyens, le travail qui pourrait les affranchir.

On ne leur donne pas de lumière, on ne leur donne pas de feu en hiver.

Je pourrais citer un pensionnat où l’une de ces pauvres filles, âgée de seize ans, malade de la poitrine, se cachait, en janvier, dans un grenier, pour travailler, et ne devait la chaufferette qui dégourdissait ses petits pieds glacés qu’à l’humanité d’une compagne charitable.

On ne paie pas la maîtresse d’anglais, quoique les élèves soldent à part ses leçons, parce qu’elle apprend elle-même le français, et bénéficie, de la sorte, de son séjour au pensionnat.

Les autres maîtresses payées, — et il y en a une sur trois, tout au plus, — gagnent beaucoup moins qu’une bonne, que la moindre cuisinière.

Une sous-maîtresse est-elle malade, obligée de garder la chambre un jour ou deux? — On oublie de lui monter à manger, et elle pourra rester des journées entières sans nourriture (1).

Une d’elles, — de celles qui travaillent seize heures par jour pour leur nourriture, — ayant fait une grave maladie, eut une assez longue convalescence, qui exigeait un régime plus délicat.

Tant qu’elle ne put quitter sa chambre, on lui supprima, à chaque repas, le dessert et le plat de légumes. — Elle dut se contenter des bas morceaux de bouilli, — et quel bouilli!

Les jours maigres, on lui servait du hareng saur, ou des pommes de terre à l’huile.

On l’avait reléguée dans un pavillon non habité, chauffé par un calorifère, qu’on allumait une fois par semaine, pour sécher les murs.

Dès que la malade y fut installée, on cessa d’y faire du feu. — Elle aurait pu en profiter!!

Il est vrai que la malade était une parente.

Une autre… on l’eût envoyée à l’hôpital.

La nourriture se compose d’une soupe, le matin, — d’un plat de viande, d’un plat de légumes, souvent remplacé par une salade, d’un dessert, à midi, — d’un potage en plus, le soir.

Pour la viande, on ne connaît que les derniers morceaux, parfois même un peu avancés. — Quant au beurre qui devrait assaisonner les légumes, la vieille graisse le remplace avantageusement.

On met dans les omelettes, afin qu’elles soient plus nourrissantes, de la farine qui forme colle, et n’a pas le temps de cuire.

Le riz au lait se fait à l’eau. — Au moment de servir, on l’arrose d’une cuillerée de lait, pour le blanchir. — Pas de sucre.

La confiture est coupée de moitié d’eau.

Sur la table, et je parle de la table de la Marchande de soupe, où mangent les premières maîtresses, il y a une demi-bouteille d’abondance, par six personnes. — Si la bouteille est vide, après le premier plat, tant pis! — Qu’on se passe de boire, ou qu’on boive de l’eau!

La Marchande de soupe ne boit jamais de vin, et touche à peine aux mets.

En ne mangeant pas, elle empêche les autres de manger, et évite de s’empoisonner.

Elle a sa nourriture à part, qu’elle prend chez elle, entre les repas, en cachette. — Dans son armoire sont les vins fins, les confitures délicates, l’aile de poulet, les pâtisseries savoureuses.

Le vendredi, il n’y a pas de viande, sauf pour la maîtresse d’anglais à qui on sert un vieux reste desséché de l’avant-veille. — C’est le jour de la morue et du hareng saur.

La Marchande de soupe reçoit, elle, les étrennes de ses élèves, le premier janvier, — liqueurs, bonbons, oranges, fruits confits, etc., etc. Il y en a pour l’année, car jamais aucune de ces friandises ne paraît sur la table commune.

Vient aussi le jour de sa fête.

Les sous-maîtresses ont le mot pour pousser les élèves à la générosité, et les amener à parfaire une certaine somme fixée à l’avance.

Elles savent ce que désire la Marchande de soupe, et le désignent aux élèves.

Mais, une partie de la somme destinée à cet achat, et remise à une sous-maîtresse, qui se charge de l’emplette convenue, reste toujours entre les mains de la Marchande de soupe, qui l’emploie à offrir un dîner à ses élèves, en guise de remerciement.

De telle sorte que les élèves paient, et leur cadeau, et le dîner qu’on leur rend.

Deux fois par an les jeunes filles vont en vacances et apportent à leurs parents mille petits objets, — broderies, tapisseries et autres menus travaux de femme.

Elles sont censées les avoir faits elles-mêmes.

Ces travaux sont l’œuvre des sous-maîtresses, qui ont dû passer les nuits, pour que chaque élève soit munie de cette preuve sans réplique de son habileté.

Quant à l’éducation, inutile d’en parler: — elle est nulle!

Les jeunes personnes chargées de la donner savent peu de choses, n’ayant jamais une heure à elles qu’elles puissent employer à s’instruire.

Mal menées et surmenées, mal nourries, mal payées, ou pas payées, découragées, dégoûtées, irritées ou abruties, elles n’apportent aucun zèle à leur écœurante besogne. Elles n’ont aucune autorité sur les élèves qui paient et qu’on veut flatter avant [?]

Si elles punissent, on lèvera la punition.

Souvent même on les humiliera devant les enfants qu’elles sont chargées de diriger.

Aussi les enfants deviennent égoïstes, volontaires, capricieuses, paresseuses, et restent ignares.

Quant au jardin, c’est un décor d’opéra-comique, qu’on admire de loin. — Les enfants n’y mettent jamais les pieds.

Le jardin sert… à promener les mamans qui amènent leur fille.

C’est ainsi que la Marchande de soupe, — avec un peu d’air de la campagne, qui coûte moins cher que l’air de la ville, et un peu de verdure à bon compte, — attire chaque année les parents dans ce petit Eldorado d’aspect ravissant, où ils laissent leurs enfants, — véritable enfer pour les pauvres filles que la misère et l’honnêteté vouent à l’enseignement.

Il y pousse des fruits et des légumes frais… mais ils sont pour la Marchande de soupe, et M. le curé, qui la regarde comme une sainte femme. — Ils sont aussi pour le médecin, qui reconnaît ces bons offices en ordonnant la diète à tous les malades de la maison, — sauf Madame.

Ce qui distingue donc essentiellement la Marchande de soupe des autres commerçants, c’est qu’elle ne donne absolument rien, en échange de l’argent qu’elle reçoit.

Voilà pourquoi, — comme le Marchand de soupe, — elle appelle son petit commerce un sacerdoce!

Arthur Arnould

(1) Le fait est AUTHENTIQUE, comme tous ceux que je rapporte ici.

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Les lecteurs qui s’intéressent à l’éducation des jeunes filles trouveront dans La Rue datée du 12 octobre 1867 un article, signé « Une dame masquée », dans lequel cette dame évoque son expérience d’élève dans un autre pensionnat.

Merci à Jean-Pierre Bonnet et à son copain pour leur aide.

Celles et ceux qui voudront en savoir plus sur les sous-maîtresses pourront lire l’article cité ci-dessous, disponible en ligne (cliquer ici) et au titre évocateur.

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Rogers (Rebecca), La sous-maîtresse française au XIXe siècle: domestique ou enseignante stagiaire, Histoire de l’éducation (98) 2003.