En 1867, le Second Empire et la « révolution industrielle » (lisez « le capitalisme ») triomphants s’exhibent et s’exposent brillamment à Paris.
Pierre Denis, journaliste proudhonien, qui sera le rédacteur du « programme de la Commune » et un des piliers du Cri du peuple de 1871, visite cette exposition et en rend compte dans le premier numéro de La Rue, le 1er juin 1867. Loin des valses de Strauss, des opérettes d’Offenbach et des fêtes impériales… le travail, sur l’exploitation duquel se fondent ces fêtes.
Tout ce qui apparaît en bleu m’est dû, en particulier quelques corrections. On pourra consulter le numéro 2 du journal, dans lequel le rédacteur en chef Jules Vallès s’excuse des erreurs trop nombreuses parues dans ce numéro 1, mettant en cause son ignorance… des fêtes religieuses (ici du jeudi de l’Ascension). Il y a des erreurs, en effet. Par exemple, dans l’article de Pierre Denis, il manque clairement un deuxième intertitre: la dernière partie n’est pas vue à vol d’oiseau.
Deux commentaires encore
- je rappelle que La Rue n’a pas payé le cautionnement qui lui permettrait de parler de politique,
- l’article est un peu long, mais je ne me suis pas résolue à couper dans les nombreuses énumérations de Pierre Denis. Au cas où vous « sauteriez », ne ratez pas la description des ouvriers au travail à la fin de son article!
Voilà! Bonne lecture!
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À travers les galeries de l’exposition
1
À vol d’oiseau
Le Champ-de-Mars en est plein.
Où manœuvraient les hommes automates et les chevaux en chair et en os, manœuvrent les automates de l’homme et les chevaux de fer et d’acier. Où les soldats paradaient, en grande tenue, les habits brossés, les buffleteries frottées, les armes fourbies, jouant la comédie de la guerre, paradent les machines, peintes ou polies, propres, luisantes, jouant la comédie de la paix et du travail. Où l’ancienne féodalité guerrière tenait ses assises, la bourgeoisie, féodalité nouvelle, tient les siennes.
On fait toujours l’exercice, on passe toujours une revue — mais d’un autre genre. C’est toujours le fer maître et l’homme esclave.
Voyons la merveille.
Un immense hangar en fer, construit sur un p[lan] qu’on pourrait croire être celui de Mazas et destiné à une prison cellulaire: rien n’y manque; au milieu est une sorte de petite chapelle entourée d’un promenoir.
Des jardinets biscornus, prenant des airs de labyrinthes, des maisons en paille, des rochers en plâtre, des mosquées en zinc, des palais de carton gaufré, châteaux de cartes, joujoux de Nuremberg, sont semés pêle-mêle dans ce qu’on appelle on ne sait pourquoi le parc, un parc qui a tout à fait l’aspect d’un dépôt de cabanes de surveillants de travaux publics et de baraques de paveurs.
Sur le tout flottent à profusion des bannières, des drapeaux, des oriflammes — une quantité de calicot suffisante pour faire des chemises à plus de vingt familles.
Depuis ce palais construit en l’honneur du travail, comme une ironique antinomie, juste en face d’une caserne et à l’une des extrémités les plus inhospitalières de Paris, jusqu’aux produits qui le remplissent, rien n’est à sa place. Les classes y sont un modèle de déclassement; c’est un cahos [chaos] qui prétend être de l’ordre; c’est un entassement qui n’a ni l’attrait de l’imprévu, ni l’avantage de la régularité. On trouve des canons parmi les vêtements, des papiers peints de luxe au milieu des métaux ouvrés, des modèles, en carton repoussé, d’hiéroglyphes d’Égypte dans un temple mexicain, que sais-je encore? de cela ici, de ceci là, de tout partout. C’est à ne pas s’y reconnaître.
Quoiqu’il y ait des tableaux, des statues, des livres, des appareils scientifiques, on peut dire que rien n’y a été donné à l’agrément, à l’étude, à l’instruction, à la pensée; tout au commerce!
Organiser, classer et distribuer cette Exposition était, certes, chose difficile; j’avouerai même que la Commission s’en est tirée aussi bien qu’il était possible, qu’elle a fait pour le mieux, et je ne chicane personne; mais il est fatal que de grandes entreprises de ce genre soient ce qu’est celle-ci. Comme exhibition des produits de l’industrie humaine et du génie moderne, les vitrines de la rue sont cent fois plus intéressantes que celles du Palais du Champ-de-Mars. Il en sera, du reste, toujours ainsi.
Ces expositions-là ne sont pas celles qu’on peut rêver; une sorte de concile industriel et cosmopolite, un vaste concours utile et sincère, un large musée où l’homme peut contempler et suivre dans ses transformations l’œuvre de l’homme.
La réalisation d’un pareil rêve, d’une pareille idée, ne serait pas assez solennellement ennuyeuse. Il faut quelque chose qui soit à la fois plus illusoire et plus instructif, plus bouffi et plus mesquin, qui se rapproche davantage d’une affaire et satisfasse mieux la gloriole, qui permette de faire des opérations et de faire des phrases. On n’a qu’un bazar babélique, une usine monstre, une sorte de vaste office de publicité et de réclame, une immense quatrième page de grand journal, où les échantillons remplacent les clichés, sur la longueur du Champ-de-Mars.
Là-dedans s’étalent des prodiges inutiles, des spécimens mensongers, une splendeur d’occasion, une richesse factice, un luxe de bourgeois cossus ou de financiers farfelus, de quoi faire détester la civilisation, regretter le vandalisme, et aspirer à la sauvagerie. À part les machines, qui forment une galerie très curieuse, et quelques autres rares et menus articles essentiellement modernes: le reste, meubles, poteries, bronzes, orfèvrerie, tapisserie, ferrures, faïences, émaux, coffrets, étoffes, châles, peinture, sculpture, n’est qu’imitation, imitation du Persan, de l’Indien, du Chinois, de l’Égyptien, du Byzantin, de l’Étrusque, du grec, de la Renaissance, du Gothique, du Louis XIV, du Louis XV, du Louis XVI; tout au plus arrive-t-on à bien imiter. Après deux mille ans de travaux, de découvertes, d’études, d’efforts, de sacrifices, d’inventions, de discussions, de transformations et de révolutions, ce qu’on a trouvé de plus original, de plus utile, de plus moderne, de plus neuf, c’est d’imiter.
Des générations innombrables se sont succédé, courageuses à l’ouvrage, vaillantes à la peine; la science a eu des martyrs, la pensée des martyrs, l’art des martyrs, le travail des martyrs, l’histoire n’a été qu’un long et sanglant martyrologe; des millions d’hommes se sont consumés dans le travail et la misère; des inventeurs ont sacrifié leur fortune, leur repos, leur existence entière, et sont allés mourir à l’hôpital parmi les poitrinaires ou les fous; des multitudes, confiantes dans l’avenir, ont accepté volontairement la souffrance, la pauvreté, l’ennui, les labeurs rudes ou abrutissants pour la gloire et le bonheur futurs de leur patrie, pour préparer l’éclosion d’un art nouveau, l’établissement d’une industrie nouvelle; on s’est résolu à vivre tranquille, ennuyé, dans son coin, dans son trou, étouffé dans l’atelier, caché dans sa boutique, dans l’ordre, la platitude et la monotonie; on a enlevé à la vie l’imprévu et l’aventure, les voluptés du danger et de l’irrégularité, les satisfactions de l’audace et de l’énergie; des déclamateurs ampoulés ont pu s’écrier avec emphase que le monde marchait; on a des académies, des musées, des bibliothèques, des écoles, des bachelleries, des conservatoires et des conservateurs, des concours, des prix, des médailles et des mentions, des manufactures, des fabriques et des usines; toute une civilisation policée, unifiée, nivelée, ficelée, râtissée [ratissée], solennelle, officielle, pompeuse et mesquine, corrompue et bégueule, ennuyeuse au possible, triste à l’excès, fort gênante et qui coûte cher. Tout cela pour arriver à contrefaire, tant bien que mal, ce qu’ont fait des barbares en d’autres temps, ce qu’ils font en d’autres pays; pour en arriver à faire des meubles presque aussi bien que les menuisiers du seizième siècle, des étoffes et des tapis presque aussi bien que les artisans des vieilles Flandres, des faïences presque aussi bien que les potiers de la Renaissance, et le reste à l’avenant.
Mais alors en quoi et sur quoi ce monde a-t-il marché? Quels progrès a-t-il faits? À quoi lui a servi sa civilisation? Est-ce que tout cela ne serait, par hasard, qu’une immense mystification?
En tout cas, la mystification a réussi. On voit des gens, charmés et fiers, s’extasier et se confondre en admiration devant cet entassement de copies, dont le plus grand nombre ne répond ni à nos besoins ni à nos mœurs et ne satisfait rien que notre vanité pédantesque et bourgeoise.
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La science seule, la science unie au travail atteste encore la puissance sociale, la vitalité moderne et défie le scepticisme et l’ironie.
Elle a créé les machines, ces monstres dociles; elle a fait de la force qui peut écraser l’homme l’ouvrière qui peut le servir.
Quand on entre dans la galerie des machines, le regard est surpris, étonné, dérouté, presque effaré. Des colosses étranges, énormes, faits de fer, de cuivre, se meuvent, agitent avec une régularité automatique et vertigineuse leurs bras, leurs dents, des pointes, des cylindres, des bobines, des milliers de fils, des masses de métal, glissent, montent, poussent, tirent sans relâche, sans repos ni ralentissement. Les arbres de couche, les bandes de cuir, les roues de transmission, les engrenages, tournent avec une effroyable vélocité; c’est un immense tourbillon de fer et d’acier, d’éclairs froids, durs et métalliques. Ces instruments monstrueux, qui représentent toutes les formes de l’activité humaine et en accomplissent toutes les fonctions, emplissent la galerie d’un bruit confus, prolongé, égal, semblable à celui de la haute mer, qui bat les falaises dans les jours d’orage, et dans lequel la rumeur de la foule se perd comme le murmure du vent dans le grondement d’une bataille. C’est un gigantesque bourdonnement d’abeilles sur un torrent. Le souffle de ces monstres, les vibration métalliques des tiges et des arbres, les trilles des lanières, la cadence des pistons qui s’élèvent, s’abaissent, pour s’élever et s’abaisser encore, sans cesse, toujours; toutes ces voix, sourdes ou aiguës, puissantes, profondes, qui grincent ou gémissent sur un rythme monotone, accompagnées, comme par une basse continue, des ronflements des lourds volants, qui tournent en refoulant l’air et au-dessus desquelles grondent les notes graves, sonores et mélancoliques de l’orgue, font une grandiose et prodigieuse symphonie qui chante l’hymne de la force et du travail.
Mais si, par un effort d’imagination, on se transporte en esprit ou par le cœur dans l’usine ou la fabrique, dans ces salles pleines d’une buée lourde, d’odeurs malsaines, aux parois humides ou gras[ses], d’un jaune douteux ou d’un gris sale et où des créatures vivantes, hommes déformés par le travail, femmes vieillies et fanées, enfants rachitiques, sont attachées à la machine dont elles sont les esclaves et comme les rouages, suivant de l’œil, de la main, du pied, constamment, sans cesse, sans repos, dix heures par jour, son mouvement aveugle, régulier, rapide, inexorable, alors plus de fête, plus de joie, plus d’hymne! Là le même bruit sourd ou grinçant, toujours monotone, qu’on a entendu hier, qu’on entendra demain, du matin au soir, pendant la vie entière, qui étouffe la voix, étourdit la pensée, anéantit l’être, devient triste, douloureux, abrutissant et désolé. La voix de la machine qui gronde: « Travaille! travaille! toujours! toujours! » semble psalmodier la plainte continue de la misère, le sanglot incessant de la souffrance, l’éternel désespoir et l’éternelle peine des damnés.
Ce spectacle imposant, écrasant, presque terrible, qui révèle d’une façon si haute la puissance du génie humain, la grandeur de la réalité; cette symphonie énorme, étrange, qui raconte tant d’efforts, de peines, de misères, voilà qui est autrement émouvant que toutes les complaintes pleurardes, plaintives, érotiques, inintelligibles des faiseurs de théories ou d’opéras.
Cela contient un art puissant, moderne, humain, réel, qui n’a plus besoin de mendier ses inspirations à l’antiquité ou à l’Orient, qui n’a plus rien à faire avec le Paradis ni l’Olympe, qui n’a plus à nous parler des morts mais des vivants, des choses d’autrefois mais des douleurs d’aujourd’hui.
Pierre Denis
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Le tableau de Manet utilisé en couverture de cet article se trouve au Musée national d’Oslo, qui possède aussi un exemplaire de « Guerre civile », du même Manet (je renvoie à l’article consacré à Édouard Manet sur ce site).
L’hebdomadaire La Rue, dont j’ai déjà parlé ici ou là, se trouve, intégralement sur Gallica et, avec le détail de ses sommaires, sur le site archivesautonomies.org. Pour voir le numéro du 1er juin dans son intégralité, cliquer ici.
Pour des informations biographiques sur Pierre Denis — et sur son évolution politique à la fin du dix-neuvième siècle… — et pour un portrait de ce journaliste, voir l’album de Mariani, « Figures contemporaines », sur Gallica (cette page et les suivantes).