Après la vie et la mort, dans l’article précédent, de Marie Ferré, son ou plutôt ses enterrements.
Février 1882. Les journaux que j’ai consultés, Le Rappel, La Justice, rendent compte brièvement de l’enterrement (civil) de Marie Ferré à Levallois, le matin du dimanche 26 février 1882. On y apprend que le deuil était mené par le père et le frère de Marie et par la citoyenne Louise Michel. J’ai aussi lu les articles de quelques journaux anarchistes.
Je cite pourtant encore une fois Le Figaro qui, à défaut d’être le plus sympathique à Marie, est le plus complet — les lecteurs ne manqueront pas d’y reconnaître le style inimitable de ce journal réactionnaire:
L’Enterrement de Mlle Ferré
Celui qui paya de sa vie l’ordre qu’il avait donné d’exécuter les otages, Théophile Ferré, avait laissé un frère et une sœur.
Le frère est fou. [ah?]
On a enterré la sœur hier.
Nous l’avons vue dix fois dans les réunions publiques. C’était une petite brune de trente-sept ans, au type juif. Elle était toujours vêtue de noir. Depuis un an, on la voyait souvent porter à la bouche un mouchoir. Place Voltaire, à la dernière manifestation Blanqui, ce mouchoir était taché de sang.
Marie Ferré a succombé à une maladie de cœur, compliquée de rhumatismes. Elle est morte chez une amie, Mme Camille Bias, rue Condorcet, 27.
C’est de là qu’est parti hier à neuf heures le convoi.
Enterrement civil, cela va sans dire.
Obsèques fort simples. Pas de tentures à la porte. Le char des plus modestes portait trois immenses couronnes de roses blanches et rouges, sans compter les immortelles.
Derrière ce char étaient, au nombre de quinze cents environ, les principaux survivants de la Commune: Henri Rochefort, Clovis Hugues, le général Eudes, Alphonse Humbert, Jules Allix, Louise Michel, Breuillé, Fortin, Lepelletier, le docteur Jaclard, Gois, ancien président de la cour martiale sous la Commune, aujourd’hui employé chez un courtier en vins, le docteur Dubois, conseiller municipal, Émile Gautier, Dereure, ancien membre de la Commune, Ayraud-Degeorge, Amouroux, etc., etc.
Il y a bien loin de la rue Condorcet au cimetière de Levallois-Perret [5km], où Marie Ferré devait être enterrée aux côtés de son frère.
Il a fallu plus de cinq quarts d’heure pour faire le trajet.
Il s’est effectué assez tranquillement. À l’angle de la rue des Martyrs, il y avait de nombreux gardiens de la paix que le cortège a fait semblant de ne pas voir. Sur le pas de leurs boutiques, les marchands se montraient « les Communards », surtout Henri Rochefort, donnant le bras, tantôt à Louise Michel, tantôt à Mme Bias.
En tête du cortège marchaient trois citoyens qui portaient de larges couronnes d’immortelles rouges. Les mêmes fleurs brillaient à la boutonnière de chacun des assistants, sauf un seul que l’on regarderait avec mépris. Il avait un bouquet tricolore.
Au cimetière, point d’agents visibles.
À peine le corps descendu dans la fosse, l’eau bénite est remplacée par la pluie de bouquets qui compose toute la cérémonie. Y a-t-il quelque chose de plus illogique? Ces gens qui se font gloire de ne pas admettre l’immortalité de l’âme couvrent la bière d’immortelles!
Après la pluie de fleurs, un orage de discours.
J’arrête la citation ici. Vous pouvez toujours aller lire la suite dans le journal. L’hebdomadaire anarchiste lyonnais Le Droit social, dans son numéro du 5 mars, rendit compte de ces obsèques — en faisant d’autres commentaires, dans un autre style on s’en doute. Notamment sur les personnes présentes, qu’il n’a pas classées exactement comme Le Figaro. La présence du dénommé Ayraud-Degeorge, notée ci-dessus par Le Figaro fit hurler un autre journal anarchiste, Le Révolté, de Genève, car ce monsieur,
en 1871, avait demandé, dans le National, la tête de Théophile Ferré et léché sa bonne part du sang des vaincus.
Il est heureusement tombé depuis dans l’oubli — ou pire. N’en parlons plus.
Et revenons à Marie qui a donc été enterrée au cimetière de Levallois, dans la fosse où se trouvaient déjà les restes de son frère Théo Ferré et de leur mère Marie Rivière, comme nous l’avons vu dans l’article précédent.
Janvier 1885. Dans le même cimetière se déroulent les obsèques de Marianne Michel, la mère de Louise Michel. Louise est en prison (comme nous l’avons vu dans un autre article), elle a pu aller fermer les yeux de sa mère, mais elle n’assiste pas aux funérailles. Le Cri du peuple daté du 7 janvier:
C’est à grand peine que le cercueil, porté par les épaules de quatre employés des pompes funèbres, peut parvenir jusqu’au caveau où sont enterrés Th. Ferré et sa sœur Marie.
Je n’ai pas fait davantage de recherches sur ce thème. Louise Michel elle-même a été enterrée dans le même cimetière vingt ans après.
À ceux qui se demanderaient pourquoi Marianne Michel est enterrée avec les Ferré, je répondrai que Xavière Gauthier a montré que Marie était une cousine de Louise. Marianne Michel faisait donc partie de la famille Ferré.
Mai 2017. On trouve sans difficulté des photographies de la tombe de Louise Michel, le plus souvent accompagnées d’une mention de ce genre:
Sa tombe est à quelques pas de celle de Théophile Ferré, son grand amour, communard lui aussi.
Cette rédaction est celle du plan officiel du cimetière. On peut mieux faire.
Je suis donc allée au cimetière de Levallois. En métro. J’ai passé la station Louise-Michel et je suis sortie tout au bout de la ligne 3. J’ai marché rue Baudin, j’ai traversé les rues Édouard-Vaillant et Jules-Guesde. Je suis entrée dans le cimetière. Je m’y suis promenée. J’ai trouvé rapidement la tombe de Louise Michel, avec son buste et ses fleurs rouges. J’ai fait quelques pas alentour et je n’ai pas manqué de voir le caveau Balkany. J’ai fait un peu plus de pas et j’ai vu le tombeau de Gustave Eiffel, qui s’accommode sans doute bien du bruyant passage des trains sur les voies voisines.
J’ai donc fini par revenir vers l’entrée et me suis rendue au bureau (en passant devant la tombe de Maurice Ravel). J’ai demandé où était la tombe de Marie Ferré.
— Il n’y en a pas, m’a répondu l’employée après avoir consulté son ordinateur. Vous connaissez la date de l’enterrement?
Je connaissais. Elle a sorti le registre de 1882, cherché à la page du 26 février.
— Elle n’est plus là. C’était une « dix ans ».
J’ai protesté, nous avons papoté.
— Ah! Théophile! Oui, je le connais!
Elle était très fière de son tombeau, et que celui-ci ait été édifié et soit entretenu par la ville de Levallois-Perret. Elle m’en a montré une photographie, et elle m’a expliqué comment m’y rendre. Elle m’a donné un plan (celui sur lequel j’ai copié la phrase ci-dessus).
J’ai d’abord fait une photographie de la page du registre, avec son acte de décès une des maigres traces de Marie Ferré. Puis je me suis rendue à la tombe — qui est à… plusieurs pas de celle de Louise Michel.
Disparition de Marie, de sa mère, de la mère de Louise Michel sous un vague « Famille Ferré »…
J’ai repris la rue Baudin en pensant à toutes les subtiles façons utilisées pour faire disparaître les femmes de l’histoire.
Lorsque je suis entrée dans le métro, il commençait à pleuvoir.
*
Je remercie Yves C. pour ses commentaires et les références qu’il m’a suggérées.
Je remercie l’encore plus anonyme employée qui m’a très gentiment aidée au cimetière de Levallois-Perret.
J’ai fait moi-même les photographies qui accompagnent cet article, à Levallois, le 18 mai 2017. Vous pouvez les copier, les coller, mais soyez gentilles de citer votre source!
Livre utilisé
Gauthier (Xavière), Louise Michel — Je vous écris de ma nuit Correspondance générale (1850–1904), Les Éditions de Paris (2005).